Décidément, 2016 commence mal. Après la disparition, dans des genres très différents, de David Bowie, de Michel Galabru, de Michel Delpech (pour des personnalités populaires), de Paul Bley — musicien de jazz moins connu mais qui a laissé sa pierre à l’édifice de la musique comme Long Jonhn Hunter, en blues, ou Glenn Frey (fondateur du groupe Eagles), ou encore Pierre Boulez, un ami proche de notre auteur fondamental dans l’histoire de la musique contemporaine, c’est au tour de Michel Tournier de nous quitter. Il avait certes 91 ans, mais sa figure était emblématique en littérature française. Un hommage que PluMe, pour l’admiration que nous avions pour son œuvre, lui devait… d’autant que le fonds Michel Tournier est conservé à la Bibliothèque universitaire d’Angers et dépend également d’un laboratoire, le CERIEC, dans lequel j’ai fait toutes mes études littéraires de troisième cycle…
Résumer en quelques lignes une œuvre si riche et si complexe est impossible. Tout juste peut-on évoquer l’influence forte que Tournier a pu avoir sur une cohorte d’écrivains contemporains, qu’ils en soient conscients… ou non ! La raison ?… Une thématique universelle de recherche de ce qu’est l’Homme, et de ce qu’est l’Autre…
Est-il besoin de se replonger dans l’enfance de l’auteur pour comprendre sa vision du monde ? C’est fondamental, car lié au nazisme, à sa fascination ou à son refus absolu. Le père de Michel, Alphonse, gueule cassée de 14-18, rencontre sa mère à la Sorbonne lors d’études d’Allemand partagées. Lui fondera l’ancêtre de la SACEM pour collecter les droits d’auteur et les redistribuer (dans les années 30) et rencontrera même Goebbels à cette occasion (voir ici). Elle, sera la mère pratiquement anonyme de quatre enfants, et devra gérer un Michel réputé pour être un élève pénible, jeté d’école privée en école privée.
Tournier étant né en 1924, il vivra un moment à Fribourg-en-Brisgau dans un foyer catholique la naissance du nazisme, avec ses frères et sœurs, y compris en voyant les gesticulations du führer en direct et tout ce que cela implique.
C’est ce contexte qui changera sa vie : en 1941, sa belle maison de Saint-Germain-en-Laye sera réquisitionnée par les Allemands, et la famille s’installera par force à Neuilly-sur-Seine.
Michel partagera alors sa classe au lycée Pasteur avec Roger Nimier et aura la chance de suivre les cours du professeur de philosophie Maurice de Gandillac, condisciple de Sartre — dans une idéologie qui semble opposée à tout ce qu’il a connu jusque là. Tournier va dès lors se passionner pour Platon (sur lequel il passera son diplôme de philosophie), et pour Gaston Bachelard. Cette vision du monde explique tous les questionnements à venir, dans un vaste paradoxe avec une jeunesse vécue dans le contexte du nazisme.
Dans l’Allemagne en reconstruction, après la guerre, Tournier deviendra ami avec Gilles Deleuze, ce qui n’est pas la moindre des références dans l’histoire de la pensée. Il échouera à l’agrégation de philosophie (vers 1950) et renoncera donc pour toujours à l’enseignement, pour se consacrer uniquement à l’écriture.
Installé au centre de Paris, à l’Île Saint-Louis, il rencontrera un bon nombre d’auteurs connus à l’époque, que ce soit Georges Arnaud et Yvan Audouard, mais aussi des musiciens comme Pierre Boulez (qui vient de disparaître aussi en ce mois de janvier 2016).
Tournier écrit sans doute bien plus tôt, mais il est publié dès 1967 pour Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Ce roman, majeur dans l’histoire de la littérature, réinvestit le roman d’aventures d’essence anglaise du début du XIXe en roman philosophique bien ancré dans son temps. Sur le mythe de Robinson Crusoë, Tournier invente une quête ontologique à l’humanité dans un monde inhumain. Au centre des choses : le passage de la bête à l’homme pensant, le passage de l’homme pensant à la sagesse anthropologique, puis à la transmission où l’Autre est seul à pouvoir faire d’un je un humain. Le je sans l’autre n’est qu’un gouffre où seuls l’inné et le pulsionnel l’emportent sur ce qui constitue un humain, un être de parole, et donc un être de transmission, un être d’acquis. La bataille entre ces deux faces est homérique.
Tournier gagnera alors le Grand Prix du roman de l’Académie française.
Il enchaînera ce succès avec son autre œuvre majeure, Le Roi des aulnes, un roman initiatique se passant pendant la 2e guerre mondiale contant l’histoire d’Abel Tiffauges pouvant, grâce au début à Nestor, s’épanouir pour aller au bout de sa nature, passant de l’obsession à la maîtrise de son être par le prodige de l’inversion (de l’ogre originel au sauveur porteur d’enfant, figure de Saint-Christophe). Dans un monde où le nazisme est l’exact miroir inversé des valeurs humaines. Le thème central perpétue celui du Vendredi, mais est davantage contextualisé. Inné ou acquis ? Enchaîné à la malédiction d’être un humain ou libéré par l’Autre pour comprendre et devenir conforme à sa nature profonde ? Ce roman gagnera le Goncourt en 1970.
C’est à partir de ce moment que Tournier se consacrera définitivement à l’écriture, reprenant même ses récits de jeunesse pour en faire un fonds sans cesse réinvesti, comme une quête intérieure à dépasser, une recherche de sens sans cesse remise sur le marbre.
Mais à l’inverse de nombre de ses condisciples écrivains de l’époque, Tournier, lui, s’éloignera du centre de Paris pour s’installer en vallée de Chevreuse (à Choisel) et portera beaucoup d’importance à ses lecteurs, qu’il rencontrera inlassablement sans faire partie du cénacle littéraire. Il adorera rencontrer les collégiens, les jeunes. Il sera aussi un ami proche d’Edmonde Charles-Roux (et, en 2010, lui fera part de son envie de quitter l’académie Goncourt pour en devenir un simple membre honoraire). Il voyagera énormément, en Afrique Noire notamment.
On doit aussi mentionner ses préfaces, comme celle du Bachelier de Jules Vallès, qui sont des œuvres à elles seules.
Il faut aussi mentionner que depuis 2010 environ, Michel Tournier était très fatigué et n’écrivait plus. Mais, de toutes ses forces, il continuait d’alimenter le fonds universitaire de son œuvre, un véritable trésor que l’on peut consulter… à la bibliothèque universitaire d’Angers (là où j’ai fait toutes mes études, d’où mon émotion concernant sa disparition).
Ses romans ont été traduits dans toutes les langues et ne cessent, par leur universalité, d’être lus et relus et réédités. Au cœur des préoccupations littéraires de l’auteur, comme nous l’avons dit plus haut : l’union du drame et du sacré, certes, mais surtout une subversion douce et profonde. Une ironie sans cesse présente, dans un horizon de « fraternité » avec tous les humains. L’homme est-il issu de la nature, ou de la civilisation ? A-t-il les armes naturelles pour partir en quête de sens et dépasser ses évidences pulsionnelles, ou ses acquis par trop envahissants, lui refusant toute liberté d’être s’il ne fait rien pour les contrer (on retrouve Zola ici…) ?
Et si la réponse était dans l’Autre, avec tout ce que cela implique ? Dans la Chute ou dans la Fraternité ? Et selon quelles modalités ? Fusion, transmission, désir, refus ?…
On comprend alors fortement cette thématique du double, de l’androgyne, voire parfois, selon certains critiques, de la « polysexualité » qui a tellement dérangé, mais qui pourtant est au centre de la question posée par Tournier : un humain, est-ce un je sauvage, ou est-ce un nous à bâtir, à créer de toutes ses forces en troublant une nature primale pour conquérir une nature construite mais conforme à la réalité du Désir qui seule constituerait l’homme ? Un humain, est-ce une nature à laquelle renoncer, ou une nouvelle terre promise à bâtir ? Et, dans cette optique, un humain, est-ce un je qui se construit à travers l’inné, à travers l’acquis ou à travers l’Autre ?…
Et la liberté dans tout ça ?…
Si cet auteur vous intéresse et que vous souhaitez consulter son fonds quasiment intégral, le point de contact à l’université d’Angers est la Professeure Arlette Bouloumié (arlette.bouloumie@univ-angers.fr) qui travaille dans le laboratoire duquel je dépendais pendant mes études sur Anatole France, le CERIEC :