Il est une thématique littéraire très difficile à manier, celle du huis clos. Tout le monde connaît celui de Sartre, mais il en existe une quantité impressionnante par ailleurs. Parmi les auteurs français contemporains qui s’en sont fait une grande spécialité, Karine Giébel se révèle être une éprouvante spécialiste de cette noire atmosphère permettant de ciseler les faces obscures de l’âme humaine. Mieux : elle tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement sans qu’il soit possible de deviner qu’il existe bien une issue…
On avait déjà conscience, en lisant Meurtres pour rédemption (2006), que Karine Giébel aimait écrire des polars noirs et, parfois, frôlant la surenchère. Rappelez-vous cette histoire de Marianne, une jeune condamnée à perpétuité qui tente de survivre dans une geôle apocalyptique. Souvenez-vous de cette quête à l’humanité et à la liberté à travers un imaginaire qui seul peut écarter les quatre murs d’une cellule…
Karine Giébel avait déjà été fort loin dans la description des méandres de l’âme humaine confrontée aux pires conditions de survie. C’était en 2006. En 2013, on peut dire qu’elle s’est surpassée…
Le huis clos est un art difficile à maîtriser puisque, par définition, l’action est restreinte. Souvent, il entraîne donc une peinture psychologique. C’est la vie intérieure des personnages qui prend le dessus, l’action n’étant qu’en toile de fond. Dans Purgatoire des innocents, Karine Giébel imagine le trajet d’une petite équipe de braqueurs qui tentent le coup du siècle auprès d’une bijouterie luxueuse de la Place Vendôme. Ils en repartent avec pour trente millions d’euros de bijoux aussi magnifiques que difficiles à fourguer, mais hélas, l’un des membres du gang tue un flic et une passante, et le jeune frère du chef est blessé par une riposte policière. Au volant d’une puissante Audi S4, ils parviennent néanmoins à s’échapper et, en rase campagne, sont obligés de trouver une solution pour sauver William qui se vide littéralement de son sang. Dans un petit bled de la Brenne, vers Châteauroux, ils décident de prendre une vétérinaire en otage en l’obligeant, sous la menace, à soigner le garçon.
Mais ce que le gang ignore, c’est que cette femme, Sandra, ne vit pas seule. Et lorsque son mari, Patrick, revient dans cette ferme isolée, ce n’est pas les mains vides : pédophile et psychopathe, il vient d’enlever deux jeunes filles de quinze ans. Sans la moindre difficulté, il libère sa femme et capture les trois membres du gang. Et c’est la pure descente aux enfers.
Le thème du huis clos est ici évident : ferme isolée, action ne se passant que dans cinq ou six endroits différents, absence de paysage — le brouillard se charge du reste : le lecteur se trouve confronté à cette logique implacable qui fait qu’aucune issue n’est possible. Certes, tous les personnages sont reclus : les deux filles sont attachées à un lit dans une pièce presque aveugle, deux des membres du gang également dans une autre pièce — les deux autres coéquipiers étant sauvagement éliminés. Sandra la vétérinaire est elle aussi prisonnière de Patrick, mais dans un tout autre ordre d’idée. Quant à Patrick, lui qui maîtrise tout et qui jouit de son pouvoir divin sur autrui, il est aussi enfermé dans sa propre logique, dans son immonde intériorité qui ne peut communiquer que par la torture physique ou psychologique.
Ainsi, ce huis clos permet un approfondissement très précis de ce que peut être la survie dans une situation dangereuse qui d’une part conduit inéluctablement à la déshumanisation, puis à la mort, en toute conscience de chacun des protagonistes. Le temps lui-même n’est scandé que par le bon vouloir de Patrick, qui entre dans les cellules à son gré, le matin et le soir, jamais à la même heure. La vie des captifs n’est que l’attente de l’horreur à venir, et le seul souhait possible, au fur et à mesure, est de mourir rapidement pour mettre fin au calvaire.
Patrick est une authentique figure du Mal. Dans un passage, il est lu un extrait de Justine ou Les Malheurs de la vertu de Sade. On y voit une mise en abyme particulièrement réussie de ce qu’est Patrick. Il n’est pas un psychopathe de thriller habituel, caricatural, exotique. Il reprend plutôt les motifs d’une figure diabolique qui a cours dans toute la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, rappelant effectivement les personnages sadiens que l’on rencontre aussi chez Octave Mirbeau, Joris-Karl Huysmans, ou même chez Julien Green ou François Mauriac. Ce Patrick est issu d’une véritable tradition littéraire, et il porte en lui les paradoxes mêmes de la liberté absolue. Pour exister, il doit posséder autrui, être le maître, se substituer à Dieu pour faire œuvre de toute-puissance. Il crée un véritable enfer sur terre. Et surtout, il ne montre aucune limite. Ainsi, le huis clos qu’il crée selon ses règles offre une inversion contre nature aux lois du réel. Le temps n’existe plus, ni le dehors. La souffrance remplace les sens. L’inhumanité qui objective les sujets prend place, les jeunes filles ne sont que des corps sans volonté.
Seule une figure se confronte à cet état de fait en revendiquant, elle aussi, une liberté absolue : celle répondant au nom angélique — ce n’est pas un hasard — de Raphaël. Ce dernier, chef du gang des braqueurs, est pourtant un homme lui aussi dénué de scrupules. Il est prêt à tout pour rester libre et disposer de son existence sans concession, foulant aux pieds les règles sociales. C’est un héros de l’échec, d’ailleurs, il le sait : son frère cadet est mort assassiné, sa mère l’a suivi dans la tombe peu après, et il a passé plus de vingt ans derrière les barreaux. Son dernier acte d’humain est de veiller sur son jeune frère, mais c’est parce que ce dernier a participé au casse avec Raphaël qu’il a été blessé par balle, et qu’il se retrouve maintenant prisonnier de Patrick avec lui. Raphaël a donc tout raté, malgré sa farouche liberté sans doute illusoire, et n’a rien d’un personnage sympathique ou attachant au début du roman. Mais sa volonté inébranlable de ne pas plier, de rester intègre, lui rend l’humanité perdue et fait de lui un double humain de Patrick l’inhumain.
Les autres personnages figurent différents degrés de l’obéissance absolue, de l’aveuglement ou de la contrainte. Ils démontrent que sous une certaine optique — sadienne elle aussi — le meurtre n’est pas un crime aux yeux de la nature s’il exalte la liberté et la force. Puisque Dieu n’existe pas, toutes les passions sont bonnes à qui sait les assumer. L’on ne peut donc être pervers si on est libre. Or, les femmes sont nées pour être dominées, autre loi naturelle sadienne. Les passions se régulent naturellement, la seule issue possible étant l’épuisement, la lassitude et donc l’attrait pour une nouveauté constamment renouvelée. On retrouve toute cette thématique chez Sade, mais aussi chez les auteurs nihilistes où le mal n’est jamais ressenti par celui qui le cause, et où seul l’égoïsme sensoriel rend vivant. Ici, seule la jouissance est sacrée. Comme l’écrit Sade dans La Philosophie dans le boudoir, « il ne s’agit nullement ici de ce que peut éprouver l’objet condamné à l’assouvissement momentané des désirs de l’autre. Il n’est question dans cet examen que de ce qui convient à celui qui désire. »
C’est cette alchimie psychologique qui rend le huis clos du Purgatoire des innocents parfaitement réussi. Karine Giébel y élabore de main de maître un univers de confrontation où les trajets des personnages de Patrick et de Raphaël, parfaitement incompatibles et opposés, doivent se confronter et se mêler dans un destin commun sans la moindre issue. Les autres personnages y sont des épiphénomènes engendrés par deux philosophies de la vie qui s’affrontent. Karine Giébel réinvestit donc Sade au XXIe siècle…
Où cela va-t-il mener ?… Bien malin sera le lecteur qui trouvera l’issue de cette histoire.
Une plongée au cœur de l’horreur psychologique, de la torture, de l’inhumanité et, par contraste, de l’espoir et de ce qu’il y a de meilleur en l’homme, en 600 pages qui se dévorent comme un bon agneau de lait… par Karine Giébel qui est décidément devenue l’une des têtes de file du roman noir français !…