En 2013, comment lire : sur édition numérique ou papier ? Autant lors de l’avènement de l’imprimerie comme moyen unique de communication et de diffusion, la réponse était évidente… Autant aujourd’hui, le web 2.0 et le rich media tendent à montrer que le rapport à l’écrit, et donc à la lecture, est devenu radicalement différent. Aujourd’hui, on peut s’adresser plus facilement que jamais à des milliers de lecteurs en un clic. Et pourtant, le nec plus ultra recherché par les auteurs de tous niveaux en France reste encore l’édition papier. Alors, le support papier, mythe ou réalité ?
Aujourd’hui sera dévoilé le prix Goncourt. Croyez-vous qu’il couronne un auteur ayant publié une oeuvre numérique ? Non, bien sûr. Et pourquoi ? Parce que les lecteurs, en France, répugnent encore à la lecture écran.
Il suffit de poser la question à son entourage. La réponse est presque unanime. Le standard, c’est : Je hais la lecture sur écran. Ce n’est pas conçu pour. C’est fatigant. Et puis, moi, j’aime le contact avec le livre. Le papier, son grain, son odeur. Je peux l’emmener partout avec moi (même si c’est un in-folio en 30 volumes ?…) Je peux même lire dans le métro.
Et pourtant, les Parisiens, pour ne citer qu’eux, vivent en moyenne dans des logements de 33 m², ce qui laisse peu de place pour les grandes bibliothèques (source INSEE). Mais le mythe du livre-objet tient lui aussi une immense place dans la culture des Français.
De fait, la lecture est considérée comme une activité de détente et est donc accompagnée, idéalement, de tout un petit cérémoniel : endroit confortable permettant de se couper du monde, par exemple entre les bras d’un bon fauteuil, lecture d’un roman contemporain dans la majorité des cas ou d’un livre permettant de consolider ses connaissances pour les gros lecteurs. Un livre, c’est un moment à soi, un acte de l’imaginaire permettant d’oublier la quotidienneté. La question reste différente concernant la lecture pratique (de guides par exemple) qui est ponctuelle, ou la lecture professionnelle, qui toutes deux sont d’ordre utilitaire.
Il existe donc deux grandes classes de moyens et gros lecteurs qui incluent leur pratique de lecture dans leur quotidien : les affectifs, pour qui lire est un plaisir sensoriel amenant à un sentiment de liberté ou de jouissance ; les pragmatiques qui valorisent un contenu, identifiant aussi les limites de l’objet qui reste encombrant, surtout une fois lu.
Souvent, les affectifs ont un goût boulimique de la lecture, ils parlent d’un besoin vital. Le livre est symbole d’accession au savoir et à la liberté, héritage de l’éducation familiale. La relation avec l’objet est intime, passionnée, la bibliothèque est une pièce importante de la maison. Le geste de lire est aussi une expérience sensorielle. La lecture est sédentaire, ritualisée, demande un temps spécifique et régulier. Et ces gros lecteurs lisent souvent deux livres en même temps (une fiction et un ouvrage historique, par exemple).
Les lecteurs pragmatiques, eux, sont beaucoup plus détachés de l’objet. Eux aussi lisent plusieurs ouvrages parallèlement, mais souvent un ouvrage fictionnel et un ouvrage technique. Leur acte de lecture est considérablement moins ritualisé : ils lisent dans le métro, au bureau. Certains livres jouissent d’une relation privilégiée et affective, mais la plupart sont jugés encombrants une fois consommés, et chers par rapport au service rendu. Les livres s’entassent au fil du temps, et la bibliothèque n’est pas le trésor de la maison, mais un lieu de rangement comme un autre.
Un grand nombre de ‘moyens lecteurs’ sont plus distants avec le livre : pour eux, il est moins naturel de lire et si l’acte procure un certain plaisir, il demande aussi une concentration intense. Ces lecteurs possèdent bien quelques livres, mais plus rarement une bibliothèque. Souvent, ils se sentent exclus de l’univers littéraire, ressenti comme élitiste et un peu vieillot. Pour eux, la lecture est souvent saisonnière (polar de l’été, prix Goncourt…)
En reprenant cette typologie des lecteurs, on se rend bien compte que les affectifs ne supporteront que difficilement d’être séparés de l’objet-livre, lui qui reste si passionnel. S’ils y passent, c’est qu’ils y sont obligés, notamment par manque de place ou de budget.
Les pragmatiques se sentent davantage concernés. L’édition numérique n’est pas onéreuse, elle demande un encombrement nul et peut être emportée partout, répondant à une pratique nomade de la lecture. Elle répond à la lecture très intensive et/ou technique, permettant un usage aléatoire (lecture par entrées et mots-clefs) plutôt que séquentiel (de la première à la dernière page).
Plus globalement, les affectifs ne sont pas très versés dans le high-tech et la pratique d’internet, alors que les pragmatiques sont beaucoup plus ancrés dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils consomment aussi l’audio et la vidéo dématérialisées, alors que les affectifs possèdent aussi souvent une discothèque et une vidéothèque.
Quant aux lecteurs distants, ils trouvent en l’édition numérique des produits de grande consommation, faciles d’accès, pas chers et qui n’offrent plus cet aspect élitiste et vieillot : au contraire, le livre numérique est ludique, attractif, et ses fonctionnalités offrent un accès facile au contenu.
Pour l’écrivain, bien sûr que le mythe du support papier, de l’intronisation dans le trésor d’une bibliothèque, de l’intimité avec le lecteur est plus solide que du roc. Bien sûr que l’édition numérique, générant pléthore de propositions confinant au Big data et aux produits de consommation courante et jetable, n’est pas rentrée dans les mœurs et possède un aspect presque péjoratif. Un écrivain, c’est du sang, de la sueur et de l’encre, et non des octets.
L’édition numérique est associée au loisir de lire, non à la haute littérature. Gallimard, Grasset, Seuil, Calmann-Lévy, cela sonne mieux qu’Amazon ou Fnac. Il faut bien rêver. Et cette estampille est alléchante concernant la renommée, mais aussi la reconnaissance que recherche un auteur.
Pourtant, les pratiques de lecture évoluent. Aux USA, un livre sur cinq est vendu aujourd’hui par édition numérique, et ce chiffre progresse de plus de 150% par an depuis 2011. En France, on reste toujours à 3%, avec une progression de seulement 1% par an. Une bonne vente, dans notre beau pays, représente plus de 8000 exemplaires vendus sous format traditionnel, alors que 300 exemplaires numériques, c’est déjà une très belle réussite.
En France, les librairies ne savent pas encore vendre du numérique et les acheteurs ont toujours peur de la démarche d’achat en ligne. Et surtout, si les prescripteurs existent traditionnellement depuis longtemps concernant les livres papier – relais de presse, critiques littéraires, blogs spécialisés, libraires… – ils n’existent pas vraiment pour le numérique et l’acheteur ne sait pas choisir un titre dématérialisé dont nul ne sait rien.
Autres problèmes, le livre numérique tarde en France à justifier d’un prix encore trop élevé par rapport à sa version papier, et le choix est encore trop restreint et mal architecturé. Qui ne s’est jamais confronté à des catalogues inhumains présentant une très longue liste de titres où on en perd son Latin ? (voir par exemple chez Lulu.com). L’usage du numérique souffre encore d’une pratique balbutiante qui n’est pas clairement développée, et encore moins admise.
Pourtant, la France commence à changer son fusil d’épaule. Fin 2013, plus de 26 millions de terminaux de lecture (tablettes, smartphones, liseuses) seront possédés par les foyers. Et les libraires disposent de plus en plus de dispositifs permettant de présenter des ouvrages numériques.
Néanmoins, seule Madame Irma et sa boule de cristal sont en mesure de savoir si le support numérique réussira à percer un jour en France. Le village Gaulois fait de la résistance, et surtout, sa culture de la lecture est tellement enracinée dans son héritage que le papier semble avoir encore de beaux jours devant lui…