On pense souvent que l’analyse littéraire ne peut s’appliquer qu’aux textes, ce qui est bien logique. Pour autant, il est aussi possible de la pratiquer sur toute œuvre de l’esprit. Esthétique, faits marquant un style, symbolique, histoire, thématique, valeur, structuration, relations avec d’autres œuvres ne sont en effet pas l’apanage de l’écrit. Une peinture, une sculpture, un film, une photographie peuvent être parcourus sous cette optique. Nous nous sommes donc amusés à « lire » pour vous la ville de Venise sous le jour d’une analyse littéraire, afin de voir ce que cela donne. Surprise : il y a en fait énormément à raconter…
Venise a ceci de particulier qu’elle est l’une des rares villes au monde a avoir été entièrement formée par la main de l’homme, y compris dans sa morphologie. De petites îles marécageuses perdues au centre d’une immense lagune vierge, elle est devenue un immense réseau de 160 canaux, formé de 118 îlots tous reliés entre eux par un labyrinthe exubérant de ponts. Le bâti tient comme par miracle grâce à des centaines de milliers de pals en chêne et aulne profondément plantés dans le sable lagunaire.
Conçue pour que le regard se pose partout sur de la beauté classique, elle échappe aux fonctions urbaines habituelles par sa forme même: Venise n’a pas de centre, elle est un centre. Elle n’a pas de faubourg, elle est circonscrite par les eaux. Ses fonctions religieuse, universitaire, elle les exprime par l’art classique comme un étendard que l’on aperçoit à des kilomètres à la ronde. Il est étonnant que cette ville-carrefour, d’un point de vue culturel, ne soit au centre de rien. C’est un point en suspension dans le temps et l’espace, et cette insularité ne peut que faire penser à Utopia de Thomas More. On est ici dans une expression urbaine inédite et autonome. A l’inverse des autres villes du monde, Venise n’est pas un point de relais entre d’autres villes, elle se vaut par et pour elle-même, elle s’est « auto-configurée ». De là à penser qu’elle est une pure œuvre de l’esprit, il n’y a qu’un pas.
Venise est bien un objet qui n’a d’autre fin que lui-même, une fin sans fin comme dirait le philosophe Emmanuel Kant en parlant de l’œuvre d’art. Parler de fonctions urbaines pour catégoriser Venise apparaît donc pour le moins risqué: comment oser lire Venise avec une grille habituelle alors que nous sommes face à une ville qui n’en est pas une, un centre qui n’est au centre de quoi que ce soit, une œuvre artistique majeure qui est hors-temps et hors-espace et surtout, qui s’assume comme telle?
Le Louvre, à Paris, est un immense mur bordant la rue de Rivoli, ponctué de fenêtres litaniques et de niches où sont érigées des statues qui paraissent s’ennuyer. De l’autre côté de la rue, des arcades offrent un motif périodique qui conforte cette idée de litanie, d’ostinato, pour le passant qui longe cette immense estafilade urbaine. L’idée du concepteur du Louvre, ce n’est pas que le marcheur puisse s’approprier l’axe historique. Il est conçu pour le cavalier. A ce rythme, les proportions deviennent tout autres, la périodicité des motifs scande l’arrivée dans cette voie monumentale et donne tout son sens à la subtilité de la rue de Rivoli.
A Venise, on se situe dans le même ordre d’idée. La ville n’est pas conçue pour le marcheur, elle est conçue pour le rameur. Le rythme de ses façades, la manière dont les fronts de canaux sont enchevêtrés, correspondent à la fluidité aquatique de l’approche en barque.
Venise est donc structurée par des canaux certes, mais aussi et surtout par des canaux d’air. La colonne vertébrale du grand Canal se ramifie sur les voies latérales qui, elles-mêmes, se ramifient encore, puis encore, pour se perdre dans des cours intérieures jusque dans les structures des maisons de maîtres. Celles-ci sont architecturées autour d’une pièce immense, au rez-de-chaussée, que l’on nomme le sotoportego. Cette entrée immense que même les plus riches familles ne meublaient pas au XVe siècle distribue les escaliers monumentaux qui montent aux étages. Au premier, les petits appartements des personnels; au second, les splendides appartements des propriétaires, eux-mêmes structurés autour d’une pièce principale qui fédère l’architecture globale de l’ensemble.
C’est dire si Venise est un palais d’eau conçu pour le rythme du rameur et qui préfigure l’intérieur des maisons de maîtres, palais d’air conçus pour le rythme de l’habitant. On est là dans une optique tout à fait fractale d’enchâssements et d’emboîtements multiples, où c’est l’eau et l’air qui structurent l’ensemble.
On reconnaît cette structure fractale ne serait-ce que dans l’art de la courbe et de la contre-courbe. La façade du Palazzo Ducale, piazza San Marco, est tout à fait emblématique de cette manière de conception de l’objet ville à la vénitienne. Quand on s’approche de ces ciselures gothiques, on constate que ce palais est construit à l’inverse de l’architecture traditionnelle. La charge n’est pas supportée par le bas de l’édifice, comme c’est le cas partout ailleurs, mais elle est posée sur des courbes qui transfèrent tout le poids de l’édifice sur les pilotis en bois qui pénètrent profondément dans le sol de la lagune. Ce sont ces transferts de charge qui ont imposé la structuration des courbes et des contre-courbes. Dès lors, le palais est plus aérien que jamais. Il peut se regarder en plein, mais aussi en vide.
Ce vide de la ciselure modèle et sculpte la lumière, et on en revient immédiatement à cette idée du canal d’air qui structure toute la ville, de l’île à l’îlot, de la cour intérieure au sotoportego des maisons de maîtres jusqu’à la moindre venelle, au moindre couloir.
Venise reste dès lors, par rapport à une cité traditionnelle, une ville inversée. Elle est au centre de nulle part, conçue selon des contraintes techniques inédites qui sont masquées au profane, et se revendique comme étant à elle-même son unique référence en exhibant l’harmonie et l’équilibre des formes avant toute fonction urbaine.
La ville est une œuvre d’art qui échappe à la plupart des règles de l’art, une place forte sans fortification ni muraille autre de que l’eau et des courbes, une ville d’eau structurée par l’air s’appuyant sur une appréhension fractale de l’espace et du temps. Cette conformation globale est donc bel et bien due à l’œuvre de l’esprit, et Venise est assurément un système suspendu de plein sur du vide. Et c’est sans doute cela qui donne au visiteur ce sentiment de ville contre-nature, comme le disait Chateaubriand: à Venise, on est au cœur du monde tout en étant hors du temps et de l’espace.
(Toutes photographies : (c) Boris Foucaud)