Serge Doubrovsky invente en 1977 le terme d’autofiction pour renouveler le genre de l’autobiographie. Les milieux éditoriaux connaissent bien l’essor que ce genre a pu prendre durant les années 80. Pour autant, ce genre n’est pas si simple que cela à décrire, et il se pourrait même que l’on ait fait des gorges chaudes sur un genre qui n’en est pas vraiment un. Et si l’autofiction n’était que l’aboutissement de l’autobiographie assumée en tant que genre immergé dans la fiction et donc dans le mentir-vrai ?
On a toujours tendance à croire que l’autobiographie est ancrée dans le réel. Il s’agit en effet d’un récit mettant en scène le moi. D’un autoportrait décrivant l’histoire de sa propre personnalité.
Mais une fois que ce constat est mené, on n’a pas dit grand-chose. On sait que c’est l’humanisme du XVIe siècle qui permet à l’individu de se mettre en avant. De Montaigne à Pascal (un siècle plus tard), on reconnaît des œuvres introspectives mettant le moi en scène. Mais la première autobiographie comme telle est due à Rousseau, avec ses Confessions. Ce qui les caractérise est la fusion du je de l’auteur avec le je du narrateur. Mais ce n’est pas parce que l’autobiographie est à la première personne que ce qui y est conté est la vérité…
En effet, dans toute autobiographie, il y a narration a posteriori. Ceci implique une écriture du passé. Cette écriture est donc profondément ancrée dans un travail d’écrivain. Bien évidemment, l’autobiographie fonctionne souvent sur le ressort de la sincérité : le lecteur doit croire ce qu’il lit. Toute vérité doit être dévoilée, même si elle n’est pas bonne à dire. Ainsi connaît-on tout des détails des mièvres transports glandulaires de Rousseau lorsque Madame de Warens se permet de lui administrer la fessée, ainsi que son embarras lorsqu’il apparaît devant le roi en ne pouvant retenir sa vessie…
Entre le XVIIIe et le XXe siècles, l’autobiographie fleurit. Châteaubriand, Henry James, Nabokov sont des maîtres du genre. Mais justement, certains maîtres du genre sont sinon des imposteurs, du moins des fabuleux romanciers. Ainsi Stendhal, dans sa Vie de Henry Brulard, semble évoquer sa vie de manière millimétrique. Amours, formation, enfance, parents, rien n’échappe à cet égotisme qui crée une autobiographie parfaitement bien huilée. Généalogie du moi, quête à la connaissance de soi-même, voici un projet particulièrement ambitieux de Stendhal. Mais dans cette autobiographie, le plus remarquable n’est certainement pas la description d’une vie : il s’agit plutôt de l’interprétation qu’il en fait. Une interprétation qui confine à la psychanalyse freudienne avant l’heure : Stendhal prétend que c’est à l’enfance que tout se joue, et il analyse son amour incestueux pour sa mère, sa sombre dégoûtation pour son père… De fait, le « pacte autobiographique » tel que défini par Philippe Lejeune, est trahi par le fait que cette œuvre n’a strictement rien d’objectif. Il n’y a là aucune impartialité.
Cette interprétation fait pourtant tout le suc de l’autobiographie. En d’autres termes, ce n’est pas la vie racontée qui y importe le plus : c’est la manière dont elle est racontée. Ainsi, l’autobiographie d’Anatole France constituée par une tétralogie, Le Livre de mon ami, Le Petit Pierre, Pierre Nozière et La Vie en fleur, passe son temps à décrire une enfance idéalisée, centrée sur une quête édificatrice vers une vision du monde de plus en plus précise et critique vis-à-vis du temps. Du refuge de l’enfance à la formation dans des livres extraordinaires de vérité et de dévoilement, l’auteur nous raconte une vie qui, finalement, n’a que très peu à voir avec la réalité de son existence telle qu’avérée ensuite par les biographes. Pour autant, cette autobiographie en dévoile mille fois plus sur l’intériorité de l’auteur et sa vision du monde, que de simples mémoires qui auraient voulu être exactes et véridiques. Finalement, le fait historique passe au second plan tandis que le je, dans toute sa substance, s’expose avec force.
C’est sans doute Aragon qui définit le mieux cette trahison du pacte autobiographique exigeant sincérité et véridicité historique. Aragon invente la notion de mentir-vrai pour exprimer sa vision de l’écriture romanesque, conçue comme dévoilement du réel par la fabulation. Mentir-vrai, c’est donner corps au texte par du véridique, du réalisme, qui transcende justement le simple fait historique qui, de toute manière, ne saurait être relaté que par une interprétation. Le mentir-vrai est l’une des missions de l’écrivain. C’est ici que le pacte autobiographique se transforme en pacte de lecture : l’autobiographie devient dès lors un type de roman à part entière. Et plus précisément, un roman du témoignage, comme peut l’être le roman historique ou le roman de guerre. Comme le prétend Malraux, il ne s’agit pas de transcrire le réel, mais bien de le concurrencer, de rendre le texte plus réel que le réel. Cette mise en scène du je est en définitive, dès lors, bien plus honnête ainsi. Car comment un je pourrait prétendre à une quelconque objectivité en se dépeignant lui-même ? Quelle vérité pourrait-il avoir l’arrogance de prouver en se mettant lui-même en scène ?
Serge Doubrovsky ne fait ici que reprendre cette logique et ce constat : une autobiographie est une œuvre de fiction qui met en scène le je. Mais il amène ce genre un peu plus loin. Comme dans l’autobiographie, auteur et narrateur ne font qu’un. Mais de plus, le personnage principal se confond lui aussi avec narrateur et auteur. Je est donc tripartite. Ceci permet même d’utiliser je comme un personnage romanesque à part entière, et dès lors de différencier l’auteur, le narrateur et le personnage principal comme on le ferait dans n’importe quel roman. Ainsi, par exemple, le personnage de Doubrovsky mis en scène par l’auteur Doubrovsky va pouvoir être décrit comme personnage à part entière, par un narrateur omniscient qui est aussi Doubrovsky.
Ceci a paru révolutionnaire lorsque ce système a été mis en place et assumé comme tel en 1977. Il a même fait scandale ! Doubrovsky en parle dans un texte relaté par le site autofiction.org et publié par Isabelle Grell :
A l’origine j’avais cru inventer le mot à mon propre usage, sur la quatrième de couverture de mon livre Fils (1977) pour définir le nouveau genre que je pensais créer : « Fiction, de faits et d’événements strictement réel, si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage de l’aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau ». L’entreprise fusionnait deux genres contradictoires, soigneusement distingués par l’éminent théoricien Philippe Lejeune, l’autobiographique et le romanesque. Le premier relate la vie de son auteur en toute véracité, selon un schéma historique, le second met en scène des personnages imaginaires selon le mode narratif choisi par l’écrivain. L’autofiction pour moi réunirait ces deux genres antithétiques. Le terme et le propos ont d’abord été dénoncés et vilipendés par la majorité des critiques. Il a fait scandale et puis, curieusement, il a fait florès. Non seulement en France, où il est répertorié dans les dictionnaires Larousse et Robert et devenu d’un emploi courant pour d’autres arts que la littéraire, peinture, théâtre, cinéma (qu’on songe à Sophie Calle). Qui plus est, il a essaimé d’articles dans la presse ou dans les revues savantes, dans tous les pays et dans toutes les langues, anglais, allemand, espagnol, portugais, italien, serbe, polonais, à ma connaissance. Il a atteint l’Inde, le Brésil. Il y a même eu un colloque sur l’autofiction française à l’université de Téhéran. Ne parlons pas, bien sûr, d’Israël, où il imprègne des œuvres littéraires et cinématographiques. C’est assez dire que ce nouveau terme était attendu, qu’il désignait partout un certain genre d’entreprises contemporaines. Cela suffit pour fermer la bouche aux répulsions ou révulsions des critiques retardataires.
Cependant, cette pratique devenue universelle, si elle ne fait plus scandale littéraire, fait problème juridique. En mars dernier, on a vu se succéder dans d’éminents magazines des interrogations sérieuses. Dans le Nouvel Observateur, un article très précis sur « Vie privée, mode d’emploi », surtitré « La littérature a-t-elle tous les droits ? » et dans Marianne « Jusqu’où ira l’autofiction ? », texte repris dans Presse de Belgique. Un long article du Monde explique que « Finalement, il y a beaucoup de choses dans cette toute petite affaire ». Et de préciser : « l’une s’appelle Elise Bidoit l’autre Christine Angot ». Nous y voilà. L’écrivaine est accusée d’avoir, dans deux romans successifs, porté atteinte à la vie privée de celle qui la poursuit en justice. C’est une affaire qui fait beaucoup de bruit médiatique, relayé sur Internet par nombre de commentaires, d’ailleurs contradictoires et véhéments. Je n’ai aucune intention d’intervenir dans ce procès en faveur ni de l’une ni de l’autre partie. Je ne suis ici moi-même, ni juge ni partie. Je me permets simplement d’apporter mon témoignage sur les problèmes que pose l’autofiction, pour moi le premier.
Beaucoup d’écrivains aujourd’hui, et de par le monde, ont choisi de prendre leurs personnes comme personnages, au lieu d’inventer des personnages imaginaires dans leurs romans, et de puiser les éléments de leurs récits dans leur propre vie. De bonnes âmes ont crié au narcissisme, au nombrilisme, à l’egolâtrie. En réalité, aucun être humain, sauf sans doute les stylistes juchés en haut de leur colonne en Egypte, ne vit seul. Il n’existe aucun « je » qui ne renvoie nécessairement à l’Autre. Je est un autre, il faut donner son plein sens à la célèbre formule rimbaldienne. Nous sommes formatés dès la naissance par la relation aux parents, amis, condisciples, plus tard nos amours, notre profession. Notre histoire est inscrite et écrite aussi par l’Histoire « avec sa grande Hache », comme l’a si bien dit Perec. Là est le hic. Ecrire sur soi, c’est inévitablement écrire aussi sur les autres. C’est tout le problème.
Raconter, fût-ce des fragments de sa propre vie, raconte aussi la vie d’autrui. Ce qui entraîne un problème moral et juridique. On me permettra de prendre l’exemple de mon propre livre, Fils (1977) où le terme d’autofiction apparaît pour la première fois sur la quatrième de couverture. Tous les récits du texte sont rigoureusement autobiographiques. Ils s’inscrivent dans une journée de 8 heures du matin à 8 heures du soir. Le protagoniste se dévoile peu à peu. J.S.D., puis Julien-Serge, puis Serge Doubrovsky. C’est dans une journée fictive de ma quarantaine que sont assemblés des détails prélevés, à toutes les époques de ma vie antérieure et réunis par une association arbitraire qui transforme selon sa propre logique l’autobiographie en roman. Dès cette époque s’est posé un problème. En me racontant, je raconte aussi la vie de beaucoup d’amis.
Pour les histoires anodines, je garde les noms. Je change ceux de certains collègues, mais ils restent facilement reconnaissables. Je garde les prénoms de ma femme et de mes filles (ceux-là je ne les ai jamais changés). Mais dans le récit de ma liaison avec une étudiante, je l’appelle Marion, au lieu de Mary Ann, ce qui, prononcé en anglais donne des prénoms quasi identiques. Après avoir lu mon livre, ma femme m’a dit : « Tu n’emploieras jamais plus mon prénom ». J’ai depuis transformé Claire en Claudia. C’est le seul problème que m’a posé cette première mise de ma vie en roman.
La seule chose qu’il reste à évoquer et que, finalement, ni Rousseau ni Stendhal n’avaient sans doute prévue, c’est lorsque dans la réalité l’auteur finit par se prendre pour un personnage de roman. Mais ceci est sans doute une autre histoire ! 😉