Rouen, la ville aux cents clochers d’après Victor Hugo… Comme j’y suis ce soir pour le travail, c’est le moment ou jamais de se pencher sur la ville du point de vue de ses auteurs. Et cela tombe fort bien, les références sont ici nombreuses et surtout prestigieuses !
L’une des personnalités locales, c’est bien sûr Pierre Corneille ! Comme il était avocat, c’est à Rouen qu’il prêta serment. Il était sûrement grand rhétoricien, tant et si bien qu’il délaissa le droit pour les lettres. Ceci dit, pour l’anecdote, souvent en ce XVIIe siècle les diplômés en droit deviennent de grands auteurs. Voguant entre comédie (dont La Place royale est l’une des plus fameuses), tragi-comédie (Le Cid), tragédie mythologique (Médée) ou, encore plus fort, historique (Horace), Corneille est l’un des maîtres français incontestés du théâtre classique. Évidemment, il sera ici inutile de citer les grands vers de L’Illusion comique, de Clitandre ou de Cinna. Mais il est récréatif de se pencher sur ce qu’est un kakemphaton. Dans le Polyeucte, on peut lire :
Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule
Pour saisir toute la fine subtilité de ces vers, je vous conseille de les lire à voix haute… À l’époque, en plein passage tragique, la salle se bidonnait tellement que Corneille dut réécrire ces deux vers.
Autre figure célèbre, il s’agit de Bernard de Fontenelle. Il est un neveu de la famille Corneille. Après des études jésuitiques et devenu avocat, il s’adonne à la littérature après n’avoir plaidé qu’à un seul procès qu’il perdit. Dieu mène à tout. Les premières pièces de Fontenelle sont véritablement conspuées, sifflées et ridiculisées. Mais c’est lorsque Fontenelle découvre la littérature scientifique que par passion, il se met à la vulgariser. Ceci plaît tellement que Fontenelle se retrouve un beau jour à l’Académie française, tout en devenant secrétaire de l’Académie royale des sciences dont il sera l’un des très grands historiens. Ce qui fera passer Fontenelle à la postérité, c’est sa prise de position lors de la querelle entre les Anciens et les Modernes. Par sa manière d’appréhender la question, il se trouva bien vite en tête de file des philosophes des Lumières. Il se mit à dos Racine et Boileau, mais rejoignit D’Alembert, Cuvier ou Voltaire pour prôner le renouveau et tenir tête à Platon et Aristote. On peut donc écrire plutôt mal mais n’être pas bête du tout ! 😉
Nous évoquerons très vite Hector Malot, qui avec Sans Famille fit pleurer des générations de gamins et fit les beaux jours de l’industrie textile du mouchoir, pour nous tourner vers Maurice Leblanc. Le père d’Arsène Lupin commença journaliste avant de devenir écrivain et conteur. Il fréquentait du beau linge : Mallarmé, Alphonse Allais… Jules Renard et Alphonse Daudet ne tardèrent pas à remarquer cette écriture qui, pourtant, était encore inconnue du public. Mais l’étincelle provient d’une commande d’un certain Pierre Laffite, directeur de Je Sais tout. Il lui demanda d’écrire une nouvelle du britannique Ernest Hornung, créateur du gentleman cambrioleur Arthur Raffles. Deux ans plus tard, les aventures d’Arsène Lupin se vendent comme des petits pains !… Son œuvre assez novatrice en littérature française – Edgar Poe et ses nouvelles mettant en scène l’inspecteur Dupin, Conan Doyle et son Sherlock Holmes n’étant populaires qu’outre-Manche dans les années 1900. Elle influencera Gaston Leroux (Rouletabille) et les pères de Fantômas, Souvestre et Allain, ainsi sans doute qu’Agatha Christie elle-même, la mère d’Hercule Poirot.
Il faut ici mentionner André Maurois, qui épousera Simone de Caillavet, la petite fille de l’égérie littéraire d’Anatole France, Léontine Lippmann de Caillavet. Très prolixe et grand biographe, Maurois eut une vie affective assez rocambolesque. Par exemple, au soir de sa vie, lors d’une croisière pour l’Amérique du Sud – et cette histoire est véridique – il s’amouracha d’une jeune femme fatale péruvienne poétiquement nommée María de los Dolores Checa García y Rivera, dite Marita, ce qui lui fit trahir son mariage avec Simone de Caillavet. L’amourette dura vingt jours intenses. Sachez que c’est exactement ce qui est arrivé à Anatole France en croisière, 60 ans plus tôt, qui a trompé la grand-mère de Simone, Léontine, avec une jeune gourgandine actrice, Jeanne Brindeau, lors d’une croisière pour un cycle de conférences données en Argentine, Brésil et Paraguay ! Par contre, il se raconte que Léontine, qui apprit l’histoire par les journaux en France, ne s’en remit jamais et tenta de mettre fin à ses jours. Comme quoi, parfois, l’histoire se répète dans les familles…
Mais LA figure de Rouen, c’est sans doute Gustave Flaubert. Grand contributeur au courant réaliste, très fin analyste psychologique et pamphlétaire de talent, Flaubert a inspiré des générations de jeunes écrivains. Certes, aujourd’hui, Madame Bovary terrorise bon nombre de jeunes collégiens et lycéens. C’est normal. Il faut pouvoir mettre ceci en perspective avec son temps : une subversion fine, amorale, très dérangeante, qui montre la frustration, l’insatisfaction d’une jeune beauté sous tous les plans, affectifs, sexuels, sociaux, enrobée dans un style magistral. Cet élan entre l’idéal absolu et la déception infligée par la petitesse du quotidien, inaugure une littérature qui annonce le XXe siècle littéraire qui commencera 50 ans plus tard ! Chaque texte passe l’épreuve du « Gueuloir » : il est hurlé, et s’il ne résonne pas bien, il est retravaillé inlassablement. Flaubert clôt le romantisme, contribue au réalisme, annonce le naturalisme et le décadentisme. Peu d’auteurs peuvent en dire autant 😉
Outre les fastueuses Salammbô et Tentation de Saint-Antoine, la presque autobiographique L’Éducation sentimentale ou le corrosif Bouvard et Pécuchet, lire et relire les Trois Contes reste un plaisir toujours renouvelé. Il faut souligner que Flaubert mit trente ans à achever ces trois courtes nouvelles ! Chacune répond au talent de l’auteur. Un Cœur simple à sa précision de psychologue, Saint-Julien l’Hospitalier au fabuliste, Hérodiade au somptueux décadent historien. Bref, un concentré de XIXe siècle en quelques pages parfaites !…