Si on vous demandait quel est le livre le plus vendu de tous là, aujourd’hui, en France, que répondriez-vous spontanément ? La Bible ? Un roman d’Amélie Nothomb ? De Musso ? De Lévy ? Vous auriez faux. Il s’agit du Bescherelle de conjugaison !… En voilà un produit éditorial mythique… et sa petite histoire ne manque pas de piquant ! D’autant plus quand on se penche sur ce que le Bescherelle porte d’une manière connotée dans un inconscient collectif issu de presque deux siècles d’histoire : un imaginaire de ce que doit être la langue de ceux qui ont le pouvoir, le pouvoir des mots…
Cette semaine, il s’est vendu exactement 22 522 Bescherelle de la conjugaison. Non pas forcément en librairie (seulement 8 %), mais en grandes surfaces spécialisées du type FNAC (37 %) et surtout en supermarché (55 %). Parmi ces derniers, 95 % en ont vendu au moins un exemplaire cette semaine.
On pourrait penser que c’est bien sûr parce que la rentrée scolaire approche. Au mois d’août, il s’est vendu 57 000 volumes. Et concernant l’actuelle édition datant de juillet 2012, il en circule en France 424 106 exemplaires ! Une véritable manne céleste pour l’éditeur Hatier…
Ce qui est étonnant, c’est de feuilleter ce petit livre de référence qui reste, pour le moins, rébarbatif. Autant feuilleter un Littré, c’est s’amuser de bon cœur avec les exemples et autres illustrations choisis avec soin par Émile Littré et représentant une véritable vision du monde positiviste et parfois malicieuse — et même fausse concernant les étymologies ; autant feuilleter le Bescherelle n’a rien de véritablement exaltant… croit-on !
Car Bescherelle est devenu une sorte d’objet de culte scolaire ou pour ceux qui aiment la langue française. Maintenant, on dit bien « le » Bescherelle. Pourtant, rien ne le prédestinait à une telle renommée. En 1842, Louis-Nicolas Bescherelle publie, avec son frère Henri, Le Véritable manuel des conjugaisons ou la science des conjugaisons mise à la portée de tout le monde. À partir de ce moment, le petit ouvrage sera édité, réédité, encore et encore, et un site internet lui sera même spécifiquement consacré. La gloire ultime pour un livre qui ne parle ni de dieu ni des hommes !
Louis-Nicolas Bescherelle était lexicographe et bibliothécaire du Louvre. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’était absolument pas un pédagogue. Son objectif, à travers une production abondante, était de scientifiquement unifier la langue française dans une optique nationale malgré toutes ses diversités régionales et historiques. N’oublions pas qu’à cette époque, le roi Louis-Philippe d’Orléans — qui ne représente plus Dieu sur la Terre depuis la Révolution mais qui n’est que l’humble roi des Français — tente d’asseoir son autorité sur tout le territoire à travers une langue unique et prestigieuse qui puisse transcender toutes les différences régionales (notamment, les « patois » — on parle d’isoglosses en linguistique). Objectif : renforcer la cohésion et l’unité nationale en offrant un sentiment d’identité unique, ce qui est tout de même utile pour asseoir un pouvoir exécutif assez chancelant. En 1833, c’est François Guizot qui fixe le français comme unique langue à l’école. Cette loi répond à celle promulguée en 1832, qui oblige tous les serviteurs de l’État à n’utiliser qu’une langue répondant parfaitement à une norme unique d’un français par force rendu académique et donc, normatif.
D’autre part, le roi lance une vaste campagne de philologie cherchant à trouver et à diffuser les manuscrits les plus anciens concernant le français, afin de consacrer cette langue comme une sorte de monument historique et de tradition. (C’est à cette époque que seront reconstituées par exemple La Chanson de Roland ou La Chronique de Jordan Fantosme. On est aussi dans la logique de la fondation de l’École nationale des chartes, en 1821, qui possède elle aussi une belle histoire très rocambolesque).
Dès lors, les travaux de Bescherelle sont en tout point idéologiques dans leur orientation. Comme Louis-Nicolas est membre de la Société grammaticale de Paris, il rédige en 1829 un premier livre, Le Participe passé ramené à sa véritable origine et soumis à un seul et unique principe, ou Application de l’analyse à cette importante partie du discours. Cet opuscule connaîtra une forte audience ! Louis-Nicolas Bescherelle fondera ensuite la Société de propagation de l’enseignement et de la grammaire, puis il publiera en 1834 sa Grammaire nationale qui est en exacte adéquation avec les préoccupations politiques de Louis-Philippe.
900 pages reflétant le génie de la langue et son rayonnement historique de par le monde, s’appuyant sur une somme impressionnante d’auteurs classiques : telle est l’œuvre de Bescherelle. Outre une tentative un peu grossière de magnification des styles, ce sont surtout les formes verbales qui sont les plus approfondies. Comme le précise Jacques-Philippe Saint-Gérant (université de Toronto) :
Tenant un discours moralisateur sur la norme grammaticale, et exposant les lois de l’usage orthographique, morphosyntaxique [la conjugaison des verbes] et lexical, les Bescherelle, qui ne sont pourtant grammairiens ni de formation, ni de profession, poursuivent la tâche édificatrice de Girault-Duvivier et de sa Grammaire des Grammaires [1811]. Ils donnent de la langue une représentation ordonnée et revendiquent d’exercer un magistère esthétique et social, incluant sans surprise une dimension nettement éthique : « Aujourd’hui que l’on commence à rougir tout à la fois des écarts de la pensée et des erreurs du style ; que les livres qu’enfantait l’esprit déréglé de quelques écrivains ont passé de mode ; qu’on en est revenu à la nature, à la vérité, au bon goût, cet ouvrage, destiné à ramener la langue dans les limites raisonnables que nos grands écrivains ont su respecter sans rien perdre de leur essor et de leurs prodigieux avantages, ne peut manquer d’obtenir les suffrages universels, et il restera, nous en avons l’espoir, comme le monument le plus imposant qu’on ait jamais élevé à la gloire de notre langue » [p. VIII].
En 1838, c’est avec zèle que Louis-Marie Bescherelle sort une revue, La France grammaticale. Il fonde son idéologie sur trois points fondamentaux :
Outre le fait qu’on reconnaît ici également les principes fondant le célèbre Bled de l’école publique, laïque et obligatoire, on reconnaît une vision grammairienne moralisante et esthétisante s’inscrivant dans une tradition extrêmement classique.
La rupture sera rude lors de l’émergence des romantiques qui prétendront que la langue est au contraire en perpétuelle évolution et qu’elle ne peut se fixer dans des normes immuables, en tant que support d’une vision du monde (théorie de Humboldt notamment). Ce sont eux qui auront raison, en linguistique, mais ceci est un autre débat…
Bescherelle poursuit sa tâche avec l’apparition, en 1846, du Dictionnaire national ne comportant pas moins de 130 000 entrées ! Il s’appuie sur plus de 500 auteurs différents. L’originalité du projet de Bescherelle est de mettre le dictionnaire à la portée de tous en facilitant le plus possible son usage. Il fallait bien diffuser la langue française sur tout point du territoire ! Les mots choisis sont mesurés, vérifiés par l’usage. Il existe une forte méfiance concernant les néologismes, les archaïsmes et surtout les provincialismes. Toujours en toile de fond subsiste cette norme unique d’une langue nationale et identitaire. Il s’agit bel et bien d’établir, par l’exemple, la fixité de la France dans et par la langue…
Les frères Bescherelle sont donc représentatifs d’un courant majoritaire en France au XIXe siècle, ceux qui prescrivent l’usage de la langue à l’encontre, parfois, de la langue telle qu’elle est réellement utilisée par tout le monde.
Ils la décrivent sous le jour d’une idéologie socialement discriminante, celle d’une bourgeoisie triomphante. Ils se situent dans une époque de transition entre les exigences rationalistes (et devenues positivistes) issues directement de l’esprit des Lumières (voir l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert), et des pratiques esthético-moralisantes courantes au XIXe siècle. Les phénomènes linguistiques décrits sont orientés vers la magnification de la langue dans une optique sociale et politique. Et la langue « parfaite » prescrite ici est celle d’une haute strate de la société française, celle du pouvoir.
En corollaire, le Bescherelle d’aujourd’hui est encore le fruit de cette codification absolue d’une langue qui offre la possibilité, d’une manière sous-jacente, d’une répartition entre une population instruite, éduquée, formée et une population qui, ne l’étant pas, restera aux marges de la société. Cette appréhension de la langue est très présente dans le Certificat d’études qui fait sortir n’importe quel élève de la malédiction naturaliste d’une existence rurale et difficile.
Ceci n’est pas ôter à cet ouvrage son excellent aspect pratique, exhaustif et normatif. Mais il est toujours intéressant de savoir comment il a été élaboré et d’où il est issu. Aujourd’hui, la grammaire n’est plus aussi normative ni prescriptive que ce que le Bescherelle ou le Bled le prétendent. Le Bon Usage de Grévisse en est, très schématiquement, une preuve. Mais encore une fois, ceci est un autre débat !
Le Bescherelle porte donc en lui-même, dans l’inconscient collectif, après une histoire si riche et si orientée, l’accès vers les hautes strates sociales par la norme d’une langue spécifique. Nous pourrons évoquer, dans un article ultérieur, ce que sont aujourd’hui devenus le subjonctif et le conditionnel dans l’usage et donc dans la vision du monde de ceux qui utilisent (dans la « vraie vie ») la langue française.
Toujours est-il que tout ceci explique peut-être la raison pour laquelle le Bescherelle se vend le mieux en supermarché, lieu des classes populaires et moyennes par excellence… C’est sans doute ce qui fait de cette petite grammaire un coup éditorial de génie, sans que ses auteurs d’origine n’en aient jamais eu vraiment conscience. Car le Bescherelle démocratise aujourd’hui la langue, ce qui est un très beau paradoxe.