Il est un pays où la poésie a gardé toute son importance pour le quotidien. Mieux encore : il est un pays où la poésie est reconnue par tous comme une véritable force sociale de reconnaissance commune, comme un ferment de l’âme de la nation. C’est ce en quoi, peut-être, le Portugal possède un esprit qui ressemble parfois à l’esprit slave. Tentons d’approcher cet esprit si particulier, à travers une petite série d’articles dont le premier, aujourd’hui, nous mènera jusqu’en 1925, date à laquelle le surréalisme, au Portugal, est tué dans l’œuf…
En France, de nos jours, on peut pratiquement dire que la poésie est morte. Non faute d’auteurs de talents. Mais faute de lecteurs ! On devrait véritablement prendre exemple sur le Portugal… Il faut dire que la poésie a toujours été une arme de combat lors des dictatures et, que de ce côté, les Portugais ont été très servis au cours du XXe siècle. L’Estado novo de Salazar a laissé de nombreuses traces en réaction.
Pour autant, s’il fallait définir cette âme portugaise contemporaine, sans doute y aurait-il un consensus pour décrire un certain pessimisme teinté de fatalisme et de nostalgie. Ceci est désigné par un mot qui n’existe pas en Français, la Saudade. On traduit improprement par ‘désir’, ou ‘regret’, mais non, c’est beaucoup plus profond et compliqué que ça. Il y a là derrière la recherche d’un paradis perdu, une quête à l’idéal. N’est-ce pas logique pour ce pays de conquête qui un jour posséda la moitié des terres connues ?
Et puis il y a cette idée, centrale, d’âme portugaise. Il y a bien ici une quête d’identité, parfois même un peu repliée sur elle-même.
Tout ceci est logique si on se penche sur la trajectoire de la poésie portugaise depuis la fin du XIXe siècle. En cette période, c’est un romantisme universel qui prévaut (Antero de Quental, Guerra Junqueiro…) Et dans ce courant, le lyrisme est central, tout comme la forme. La France a connu ce moment, avec ses Victor Hugo, Lamartine, Musset, Vigny… Cependant, au Portugal, ceci va offrir une forte tradition formelle justement fondée sur ce lyrisme, et petit à petit, des thématiques modernes vont gagner la poésie sans révolutionner ce formalisme (Eça de Queiróz).
Il faut souligner qu’à cette époque, la poésie portugaise se penche sur le cas de la poésie française et se laisse influencer par Baudelaire, Verlaine ou les parnassiens. Mais elle ne prend pas le virage de la rupture qui, consommée en France par Mallarmé, Apollinaire ou les dadaïstes, va inaugurer le XXe siècle littéraire français. Non, au Portugal, le symbolisme devient le courant-clef jusqu’à la chute de la monarchie en 1910 (Camilo Pessanha, António Nobre, Teixeira de Pascoães …) Mais le Portugal s’approprie ce courant en l’imprégnant de saudade.
Il est intéressant de constater qu’au Portugal, les auteurs ne cherchent pas la déstructuration des formes, de la langue, et que l’avant-gardisme ne pénètre pas vraiment les esprits comme en France ou en Italie (futurisme de Marinetti). La république naissante est réputée bourgeoise.
Pour autant, la modernité va au Portugal se manifester d’une manière originale, par le cosmopolitisme. En effet, la jeune génération de l’époque, celle de Pessoa, vit partout autour du monde. Pessoa, par exemple, écrit en portugais, en anglais et en français, lui qui a vécu en Angleterre, en Afrique du Sud, au Portugal et qui a fait ses humanités notamment en langue française.
Pessoa, justement, et Mário de Sá-Carneiro, vont bientôt écrire sous la forme du paúlismo, un genre poétique empreint de décadentisme dans la complexité et la flamboyance des images. Et, par la revue Orfeu (Orphée), ils vont s’inspirer de la peinture cubiste, qui représente des objets simultanément sous tous les plans, pour inventer l’intersectionnisme. C’est ici que le Portugal entre véritablement dans le XXe siècle littéraire.
Pessoa va pousser plus loin ses recherches pour créer le sensationnisme, idéologiquement très proche du futurisme italien. L’objectif est de déstructurer la langue, mais aussi même la typographie. Il s’agit là très nettement d’un assaut vers la modernité qui ne plaît pas à tout le monde ! Littéraires et politiques trouvent même, parfois, que ces nouveaux courants sont proches de la folie, alors qu’ils cherchent justement à tirer un trait sur la tradition et le pessimisme ambiants.
José de Almada-Negreiros, notamment, est la figure de proue de ce modernisme scandaleux qui tend au surréalisme français. Mais cette période courant de 1915 à 1925 ne survivra guère, et la revue Orfeu disparaîtra définitivement à cette dernière date.
La tradition l’a-t-elle définitivement emporté sur la modernité ? Nous poursuivrons cette enquête passionnante dans un second article très bientôt ! 🙂