Gabriel García Márquez, l’une des grandes figures de l’écriture hispanophone, nous a quitté il y a deux jours, le 17 avril dernier à l’âge de 87 ans. Cet écrivain colombien prix Nobel de littérature (1982), engagé politiquement, est autant mondialement reconnu qu’un grand adepte de la solitude. En voici un rapide portrait afin de lui rendre hommage.
C’est un jour de tempête que Gabriel García Márquez vient au monde, le cordon ombilical autour du cou. Il sera l’aîné de ses dix frères et sœurs.
La manière dont les parents de Gabriel García Márquez se marient est emblématique. Sa mère, Luisa Santiaga Márquez Iguarán, est la fille d’un colonel renommé, Nicolás Ricardo Márquez Mejía. Lorsqu’un certain Gabriel Eligio García, un garçon pauvre et métis, la rencontre, le colonel s’oppose à cette relation avec force : il rêve de beaucoup mieux pour sa fille. Mais Gabriel Eligio García est amoureux transi et va mener une cour tragicomique sans faille, avec sérénades au violon, poésies, lettres d’amour enflammées et messages télégraphiques. Le père fera tout ce qui est en son pouvoir pour séparer les tourtereaux, mais il sera obligé de céder. Pour autant, il ne se rendra pas au mariage.
Deux ans après la naissance de Gabriel, ses parents déménagent mais laissent l’enfant chez sa famille maternelle. Le grand-père colonel, vétéran de la guerre des Mille Jours, aura une grande influence sur Gabriel : héros pour les Colombiens du parti libéral progressiste et anticlérical, il dénonce notamment le Massacre des Bananeraies. Reconnu comme un excellent conteur très érudit, il offre à Gabriel une solide culture et l’amour des crèmes glacées. Il lui montre aussi que la pire fracture morale, dans l’existence, est de tuer un autre humain. Et il est un exemple d’engagement politique.
La grand-mère de Gabriel a également beaucoup d’influence sur lui. Elle traite des choses et des circonstances extraordinaires comme de faits naturels et très vite, l’imaginaire de l’enfant est peuplé de fantômes, de prémonitions, de prophéties. Cette propension au surnaturel parcourra toute l’œuvre de notre écrivain qui inventera le réalisme magique en littérature.
Gabriel García Márquez n’apprit à lire qu’à huit ans, à cause de son école à la pédagogie Montessori qui ferma ses portes en cours d’année. En 1937, son grand-père colonel mourut d’une pneumonie. Gabriel dut alors rejoindre ses parents l’année suivante. Il ne les connaissait guère. Face à leurs difficultés financières, il dut prendre des petits boulots en peignant des messages publicitaires pour un magasin, ou en distribuant des tracts pour une imprimerie. Il avait alors tout juste onze ans.
La famille partit s’établir à Sucre, mais Gabriel García Márquez resta à Barranquilla pour poursuivre ses étude au collège. Il y obtint de bons résultats et écrivit déjà des poèmes satiriques dans le journal de l’école. En 1943, il passa avec succès un examen pour obtenir des bourses à Bogotá et intègra un bon lycée. Il se fit rapidement remarquer par le proviseur qui lui présenta deux poètes majeurs de l’époque, Eduardo Carranza et Jorge Rojas. Un poème fut même publié dans El Tiempo en 1944 sous un pseudonyme.
Le bac en poche, Gabriel s’inscrivit à l’université de Bogotá, en droit pour faire plaisir à son père, mais c’est la littérature qui l’intéressait.
Très influencé par La Métamorphose de Kafka, Gabriel fit paraître une nouvelle, La Troisième Résignation, dans El Espectador. En 1948, un leader libéral, Jorge Eliécer Gaitán, fut assassiné, ce qui provoqua de graves émeutes (el Bogotazo) et l’université ferma ses portes : Gabriel en profita pour partir à Carthagène, avec la vision de la révolution en tête.
Il devint chroniqueur pour le journal El Universal qui venait d’être fondé. Poursuivant sans conviction une deuxième année de droit, il signa sous son nom quarante-trois articles. Envoyé à Barranquilla, la ville de son enfance, par son journal, il y rencontra le Groupe de Barranquilla constitué de journalistes et d’écrivains. Il se lança alors dans l’écriture de son premier roman, et se fixa dans cette ville qu’il connaissait si bien.
Il écrivit alors pour plusieurs journaux et intègra le Groupe de Barranquilla, tout en lisant énormément, notamment Joyce, Woolf ou Faulkner. Il rencontra aussi des auteurs caribéens qui auront une forte influence sur lui, notamment Álvaro Mutis. Il achèvera son roman Des Feuilles dans la bourrasque à cette période, en 1950.
Vers 1954, Gabriel retourna à Bogotá et poursuivit sa carrière de journaliste. Il commença à dénoncer l’attitude du gouvernement dans plusieurs affaires, notamment lors d’un glissement de terrain à Medellín où il décrivit la négligence des autorités et leurs mensonges à l’opinion publique. Cette expérience de journaliste fut déterminante dans la carrière de l’écrivain, car elle permit à Gabriel d’affirmer sa vision du réel et son traitement par la plume.
En 1955, il partit en Europe pour couvrir une conférence de Genève entre l’URSS, le Royaume-Uni, la France et les USA. Puis il rejoignit l’Italie pour l’affaire Wilma Montesi, assista au 16e festival de Venise et visita de nombreux pays d’Europe de l’Est. Il se fixa finalement à Rome où il suivit des cours de cinéma à la Cinecittà. Son fort intérêt pour le cinéma semble ainsi dater de cette période.
C’est en 1956 que le journal qui employait Gabriel, El Espectador, ferma à cause du dictateur Pinilla. Gabriel García Márquez était alors à Paris et dut loger dans un appartement minuscule et sans chauffage. Il écrivit La Mala Hora tout en lisant avec assiduité l’intégrale de Rabelais qu’il possèdait en Livre de poche, ce qui influencera sa création littéraire toute son existence.
Il rencontra Tachia Quintana, une jeune actrice espagnole qui tombera enceinte, fera une fausse couche et mettra alors fin à cette relation.
Gabriel partit ensuite avec son ami le poète Plinio Apuleyo Mendoza pour Berlin, où furent écrits quelques articles sur le Rideau de fer. Après un séjour à Moscou, ils revinrent à Paris. Ce voyage fut prétexte à de nombreux articles se questionnant favorablement sur le régime communiste.
En 1957, Gabriel accepta un poste de journaliste à Caracas au Venezuela, au sein du journal Momento.
L’année suivante, García Márquez assista avec grand intérêt au soulèvement de la population vénézuélienne qui entraînera la fuite du dictateur Marcos Pérez Jiménez. Il écrivit des articles politiquement engagés. Lors d’un séjour rapide en Colombie, il épousera Mercedes Barcha (1958) puis, en désaccord avec le patron du Momento, démissionnera pour devenir rédacteur en chef du Venezuela Gráfica.
En 1959, on l’invita au procès des hommes de mains du dictateur cubain Batista où il rencontra Fidel Castro. Il retourna alors à Bogotá en intégrant les bureaux de Prensa Latina, un journal fondé par des Cubains pour contrer la propagande notamment américaine contre Cuba.
Le premier fils de Gabriel, Rodrigo, vit le jour en 1960. C’est à ce moment que García Márquez participa à une formation pour les jeunes journalistes à Cuba, à La Havane, où il croisa encore Fidel Castro.
Il fut envoyé ensuite à New York par Prensa Latina tandis que Kennedy était élu et qu’un grand nombre de Cubains se réfugièrent aux USA. García Márquez et ses collègues furent fortement critiqués et menacés pour leurs idées. Il dut démissionner en 1961, à la suite de la crise des fusées et du débarquement dans la Baie des Cochons.
Il partit alors travailler avec sa femme à Mexico, où il devint rédacteur en chef de deux magazines. Il resta un fervent admirateur de Castro et de Che Guevara, n’hésitant pas à critiquer les Etats-Unis ouvertement dans ses articles. A cette période naquit Gonzalo, le second fils de García Márquez.
En 1962, le roman Mala Hora gagna un grand prix littéraire décerné par l’Académie des Lettres colombienne. Márquez fit paraître à Barcelone Les Funérailles de la Grande Mémé, texte important réunissant pour la première fois réalisme et magie.
Il démissionna de ses charges de rédacteur en chef et intégra une agence de publicité, Walter Thompson, ce qui lui permit de se rapprocher du septième art, ce qu’il souhaitait depuis les années 50. Il s’adonna à l’écriture de scénari.
En août 1965, il signa un contrat déterminant avec une agent littéraire de Barcelone, Carmen Balcells, qui représentera l’écrivain dans le monde pour 150 ans. Il se consacrera en 1966 à plein temps à l’écriture de son roman-phare, Cent ans de solitude, tandis qu’il gagnera un prix au festival du film de Carthagène pour l’écriture du scénario de Tiempo de morir.
Après de nombreux articles élogieux dans la presse, Cent ans de solitude sortit en Argentine en 1967. García Márquez connut alors une reconnaissance unanime des critiques et du public. Plusieurs autres de ses romans furent primés entre temps, comme La Maison verte.
Afin de retourner à une certaine sérénité, Gabriel García Márquez décida de retourner en Europe. Il arriva à Madrid puis à Barcelone avec sa femme en 1967, sous Franco. L’écrivain devint très vite l’emblème d’un nouveau courant littéraire en Espagne, appelé le Boom latino-américain. Il s’adonna totalement à l’écriture de L’Automne du Patriarche et sembla s’ennuyer dans sa vie de couple. Il renia aussi plus ou moins Cent ans de solitude, qu’il prétendit être un roman superficiel et ourlé de « trucs d’auteur ».
Il retourna à Paris où il assista à mai 68, et il revit son premier amour Tachia Quintana. Cent ans de solitude fut alors primé en France, mais Márquez refusa de se déplacer à la cérémonie, arguant que ce roman « ne sonne pas bien en français ».
Il repartit pour l’Amérique du Sud en 1971. Pendant ce temps, des écrivains influents (Sartre, Llosa, Goytisolo, Mendoza) signèrent une pétition pour protester contre le régime de Castro. Mendoza signa pour Gabriel García Márquez. Ce dernier, scandalisé, fit retirer son nom de la pétition et réaffirma son soutien au régime castriste. Il fut en même temps fait docteur honoris causa à l’université Colombia de New York.
Neuf mois plus tard, Gabriel retourna à Barcelone et fit publier L’Incroyable et triste histoire de la candide Eréndira et de sa grand-mère diabolique. Il reçut un prix littéraire. En 1974, L’Automne des Patriarches fut achevé et publié l’année suivante. L’auteur retourna à Mexico et promit de ne plus publier de roman jusqu’à ce que le régime de Pinochet, au Chili, fût renversé.
Jusqu’en 1979, Gabriel García Márquez ne publia plus et s’intéressa de très près notamment à la Révolution des Œillets au Portugal. Il publiera en 1980 – alors que Pinochet était toujours au pouvoir – Chronique d’une mort annoncée, ainsi que de nombreux articles politiquement engagés.
En 1982, unanimement reconnu pour son imagination créatrice et pour son style, Gabriel García Márquez reçut le prix Nobel de littérature en l’honneur de « ses romans et ses nouvelles où s’allient le fantastique et le réel dans la complexité riche d’un univers poétique reflétant la vie et les conflits d’un continent. » Il prononça pour cette occasion (vêtu d’un habit traditionnel andin, ce qui déplut à la critique) La soledad de America latina où il montra que la poésie est la preuve la plus absolue de l’existence de l’homme. Il explica également qu’il existait une littérature spécifique à l’Amérique latine libérée de la culture européenne. Il devint ainsi un fer de lance de cette littérature, considérant le prix Nobel comme une reconnaissance globale et continentale.
En 1983, Gabriel García Márquez retourna dans la ville de son enfance en Colombie. Son père décéda l’année suivante, ce qui fut un grand choc. L’auteur fit paraître L’Amour aux temps du choléra qui deviendra en Colombie son roman le plus populaire. Il créa en 1986 à La Havane la Fondation pour un nouveau cinéma latino-américain ainsi que l’École Internationale de Cinéma et de Télévision de San Antonio de los Baños, toujours à Cuba.
Il décida aussi d’écrire un roman sur le libérateur Simón Bolívar, Le Général dans son labyrinthe. Dans ces années 90, il dénoncera aussi la drogue et le cartel de Medellin.
En 1992, on diagnostiquera une tumeur à son poumon gauche. Il sera opéré avec succès. Il fera paraître De l’amour et autres démons en 1994, puis créera la Fondation du nouveau journalisme ibéro-américain pour développer un journalisme contemporain et de libre pensée en Amérique du Sud.
En 1999, un nouveau cancer fut diagnostiqué mais la chimiothérapie qu’il subit à Los Angeles en vint à bout. Pour autant, Gabriel García Márquez entreprit l’écriture de ses mémoires dont un premier tome parut en 2002 sous le titre Vivre pour la raconter. En 2004 sortit Mémoire de mes putains tristes, une histoire d’amour entre un homme de 90 ans et une jeune vierge de 14 ans, qui fit scandale en Iran.
Gabriel García Márquez décédera à Mexico en 2014 de ce cancer lymphatique qu’il aura mis 15 ans à combattre.
Tendus entre réalisme et magie, les textes de Gabriel García Márquez sont emprunts de solitude. La mort y est omniprésente, et elle ne peut être subie que seul. Même l’amour ne peut transcender cette réalité. De fait, si l’homme ressent cette solitude, c’est aussi le cas de l’Amérique latine. Mais elle est aussi une chance pour se détacher des cultures qui ne sont pas la sienne, notamment occidentales.
Ainsi, il crée le village imaginaire de Macondo, qui lui sert à capturer l’essence du pays. Il met aussi souvent en scène la violencia, une période de guerre civile colombienne de 1948 à 1960. Cette époque corrompue et injuste est représentative d’un état d’esprit contre lequel l’auteur lutte sans pour autant fondre dans de la littérature de propagande. L’imaginaire reste au centre de ses préoccupations, afin de réaliser un régionalisme universel. Son univers littéraire représente en effet toute l’Amérique latine, avec subversion, en refusant avec force toute forme d’impérialisme politique ou culturel. Il n’y a ici ni exotisme folklorique, ni paternalisme démagogique : la littérature de Gabriel García Márquez retrace au contraire un idéal d’universalisme revendiquant de plein droit ses racines.
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