Le décadentisme, c’est un courant artistique de la fin du XIXe siècle qui se place tout juste après le symbolisme, et avant les premiers surréalistes. Il signe la fin d’un monde. Son appellation, péjorative, ne doit pas cacher l’énorme richesse qu’il recèle. Du point de vue créatif, certes, mais aussi du point de vue de ses idées souvent scandaleuses et subversives pour l’époque. On dit souvent que ce mouvement est créé en réaction contre le naturalisme de Zola. C’est plus complexe que cela : le contexte avec une perte globale de repères historiques, politiques, économiques et moraux conduit les artistes à faire fructifier névroses et frustrations dans une forme d’art particulièrement sulfureuse, comme un énorme exutoire de l’imaginaire sur le réel.
C’est à la fin du IInd Régime qu’un déclin généralisé apparaît en France, matérialisé par la défaite de 1871 et la Commune. Un certain Paul Bourget, en 1883, parle de « décadence » dans Essais de psychologie contemporaine. De fait, à cette époque, Joris-Karl Huysmans fait paraître A Rebours et Elemir Bourges Le Crépuscule des Dieux, ce qui inaugure un courant esthétique nouveau. En peinture, Gustave Moreau, Odilon Redon ou encore Victor Prouvé reprennent ces motifs littéraires que sont Salomé et la femme fatale, le dandysme ou encore les thèmes gréco-latins ou bibliques réinvestis dans l’imaginaire contemporain.
Le décadentisme est né.
Bien sûr qu’une fin de siècle est douloureuse et en recherche : le décadentisme est pessimiste, morbide, il se plonge dans les paradis artificiels, dans une langue ciselée mais parfois précieuse. Mais son invention est foisonnante. Les tabous de l’inconscient – qui préfigure celui de Freud – et du désir sont ici mis en lumière. Les décadents cherchent une réponse à toute forme d’épuisement – artistique, moral, économique – en investissant leur imaginaire au service de motifs nouveaux, qui s’appuient souvent sur des symboles antiques. Ainsi, sous une apparence très classique, tous les maux de la société sont dénoncés et retraités pour créer du scandale et éclairer le monde sous un jour sans concession. Fantasmes, pulsions, violence sont mis en avant pour trouver le sens du temps.
Certains chercheurs pensent que le décadentisme n’a pas de chef de file. Baudelaire est souvent considéré comme le précurseur du mouvement, ou comme le dernier des symbolistes. Mais en y regardant de plus près, c’est Huysmans qui tire le mouvement en avant, et un certain Paul Adam, auteur d’un certain Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes sous le pseudonyme de Jacques Plowert. Ceci prouve bien que le décadentisme est structuré, et fédéré par quelques auteurs-clefs.
Il est vrai que beaucoup de travaux décadents sont par contre à la frontière (ténue) avec le symbolisme et/ou le Parnasse. Mais ce qui les caractérise, c’est un sentiment de crise, y compris durement ressentie par les personnages romanesques eux-mêmes. Ainsi, le monde romanesque décadent est-il souvent distordu, voire subit des inversions (bien/mal, réel/imaginaire, conscient/inconscient, christianisme/satanisme, etc.) Le fantasme investit le réel sans la moindre limite, sans que la morale n’intervienne. Les thèmes complexes et imbriqués rivalisent d’ingéniosité dans des mondes souvent exotisants, luxuriants, que ce soit dans le temps ou dans l’espace.
D’un point de vue stylistique, le décadentisme a sans doute donné parmi les meilleures pages de la littérature française. Le style, parfois ciselé à outrance (ou plutôt : dans l’outrance), est aussi d’une netteté et d’un parachèvement rarement atteints en France.
Extrait de Monsieur de Phocas, Jean Lorrain, 1901
Le Bouc noir passe au fond des ténèbres malsaines,
C’est un soir rouge et nu! Tes dernières pudeurs
Râlent dans une mare énervante d’odeurs;
Et minuit sonne au coeur des sorcières obscènes.Le simoun du désert a balayé la plaine!…
Plongée en tes cheveux pleins d’une âcre vapeur,
Ma chair couvre ta chair et rumine en torpeur
L’amour qui doit demain engendrer de la haine.Face à face nos Sens, encore inapaisés,
Se dévorent avec des yeux stigmatisés;
Et nos coeurs desséchés sont pareils à des pierres.La Bête Ardente a fait litière de nos corps;
Et, comme il est prescrit quand on veille des morts,
Nos âmes à genoux — là-haut — sont en prières.D’une voix monocorde, à peine sombrée à la fin de chaque strophe dans un sanglot, Maud White venait de dire un troisième sonnet. C’était la mélopée d’une prose liturgique; et devenue d’église elle-même, raidie contre la tapisserie toute de personnages vagues et de flottants reflets, la tragédienne semblait incarner un rite, un rite de religion oubliée, qu’elle aurait ressuscitée dans un geste et dans la cambrure figée de ses reins.
Le Bouc noir passe au fond des ténèbres malsaines. « L’appel aux goules, l’appel au larves », ricanait derrière moi la voix d’Éthal et, en effet, pendant que la White officiait, ses deux longues mains retombant au bout de ses bras pâles, comme effeuillant d’invisibles fleurs, ses aisselles offertes, ponctuées d’une rouille d’or, l’atelier du peintre s’était peuplé de nouveaux
visiteurs, des visiteurs silencieux, entrés à pas feutrés et venus se ranger contre les dames en hennin et les chevaliers casqués des murailles. On eût dit que la voix lente de Maud les évoquait.Et, dans l’atmosphère de songe installée là par l’Irlandaise, maintenant que la White se taisait, sa figure de morte à peine éclairée par le petit trait de nacre d’un sourire et d’un regard
oblique, je reconnaissais les nouveaux venus… C’étaient, dans des lueurs de satins et de perles, les épaules grasses et la mâchoire lourde de la marquise Naydorff, la marquise Naydorff, née Loetitia Sabatini, et belle encore, malgré la quarantaine, de son profil de médaille sicilienne casqué de luisants cheveux noirs. Les paupières capotées dans une face de bistre, la princesse Olga Myrianinska se tenait auprès d’elle; comme elle épaissie par l’âge
et plus bestiale encore par la fatigue de son visage, autrefois de bacchante et maintenant de ruminant; et, quoique de races différentes, toutes les deux arrivaient à se ressembler. C’était la même fanerie du teint et, dans les yeux et le sourire, la même hébétude exténuée, toutes les deux bouffies, alourdies de morphine et portant dans leurs traits le stigmate.
La Slave et la Sicilienne étaient entrées presque ensemble. La princesse de Seiryman-Frileuse les avait suivies de quelques secondes, mais elle, un homme du moins l’accompagnait : le
comte de Muzarett.Ces deux-là aussi se ressemblaient, sveltes et précis comme deux découpures, de silhouette aiguë tous les deux, on eût dit un couple d’élégants et longs lévriers; mais, à les contempler, la maigreur de la femme avait plus de muscles, les arêtes du profil avaient chez elle une autre volonté. Oh! l’entêtement de ce menton trop long et de ce front qui bombe sous l’or léger et pâle des cheveux, le gris maussade et dur des prunelles d’acier et la raideur de toute cette attitude dans l’étroit fourreau de satin perlé qui la gainait !
L’homme, petite tête d’oiseau de proie aux cheveux drus et crêpelés, avait dans toute l’élégance de son corps un maniérisme voulu, une savante souplesse. La peau très fine et très fripée, les mille petites rides aux tempes et la ciselure des lèvres minces étaient d’un portrait de Porbus; la transparence des oreilles sèches et écartées réclamait les pendants d’oreilles, comme le cou grêle et raide la fraise godronnée des Valois; une race étonnante,
ce comte de Muzarett! Au milieu de ces trois femmes, il avait l’air d’un portrait de musée, illustrant le texte de trois mauvais livres et, si affectée que fût sa hauteur, quatre cents ans de
noblesse sans mésalliance ni défaillance éclaboussaient en lui leur cosmopolitisme princier.
Leur groupe entourait maintenant la tragédienne. On complimentait l’évocatrice, les femmes avec une lueur dure dans leurs prunelles fixes, les mâchoires contractées malgré leur évident
effort au sourire, toutes les trois devenues singulièrement pâles, tandis que Muzarett, dans une souple inclinaison de tout son être élégant et délié, affectait un empressement, un enthousiasme, une passion de dilettante évidemment libéré de tout désir.
« Regardez-moi les ogresses, ricanait la voix d’Éthal! Comme elles se frottent à la jeunesse de la White et comme leurs yeux la déshabillent! Suivez les regards aigus de l’Américaine. Ils plongent comme des dagues dans le décolletage de l’Irlandaise; il y a longtemps que la belle fille serait nue si ces yeux-là avaient le coupant de leur acier, et comme ils poignardent les deux rivales! Oh! la chair fraîche les attire; elles ne sont venues que pour elle.
« Quant au cher comte, c’est la sublime indifférence; il ne fait sa cour qu’à la diseuse, tout ce bel étalage d’idolâtrie ne vise qu’à placer à Maud quelques pièces de vers; il lui enverra demain ses dix volumes, avec dédicaces, et les Rats ailés du comte Aimery de Muzarett compteront une muse de plus : il faut bien soigner sa gloire. Voyez quel masque de diplomatie se dégage de tout ce fin profil; il est manégé comme un cardinal. Il a flairé dans la White un bon agent de notoriété et n’est venu que pour l’atteler à sa gloire. C’est lui-même qu’il courtise à travers les salamalecs qu’il lui fait; il ne flirte qu’avec lui-même. C’est le Narcisse de l’encrier… Bon, voilà qui va brouiller les cartes. »
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