San Ku Kaï : les quadras se souviennent de cette série à coup sûr. 1979, Récré A2 : pour la première fois en France, on importe une série japonaise destinée aux enfants. L’empire Stressos débarque et les héros Ryu, Ayato, Siman et Eolia luttent pour sauver l’univers pendant 27 épisodes de 22 minutes — ce qui, à l’époque, représente plus de six mois de suspens et de plaisir. Pourquoi diable se pencher sur cette série bizarre qui a tout de même fort mal vieilli ?… Parce que les problématiques narratives sous-jacentes sont véritablement intéressantes, notamment parce qu’elles ont contribué à l’essor de la science-fiction en France dans les années 80…
San Ku Kaï, ça a tout d’abord été un film intitulé en France Les Evadés de l’espace. Rappelez-vous : en 1977, aux USA, paraît le premier volet de Star Wars. Dans ce film de George Lucas au scénario écrit au début des années 70, on assiste à la lutte du bien — représenté par les Jedi — contre le mal — représenté par Vador et sa sinistre clique. On y croise une princesse, Leia, un robot, R2D2, un jeune héros fougueux, Skywalker, un baroudeur, Han Solo, un homme singe, Chewbacca, et un fabuleux vaisseau spatial, Faucon Millenium. Tous ces éléments seront transposés dans San Ku Kaï.
San Ku Kaï : une histoire de guerre des étoiles
Lorsque ce film sort, personne ne prédit son succès mondial et durable. Il mêle avec grandiose un grand nombre de genres, ce qui le rend sans doute universel : heroic Fantasy, science-fiction, western, rendent cette œuvre à l’époque sans équivalent.
Mais ce film met du temps à être diffusé au Japon, et la Tôei Company comprend très vite qu’il y a là un filon à saisir. En six mois, elle va échafauder un plan pour sortir sur l’Archipel un film sur le même sujet que Star Wars et griller la politesse aux Américains. C’est chose faite avec Uchû Kara no Messeji, « le message venu de l’espace ». Le scénario est allègrement inspiré de George Lucas : un empire voué au mal colonise l’univers, et une poignée de braves rebelles va combattre et mettre à bas la dictature interplanétaire en sauvant la Terre par la même occasion.
La production va appeler Sonny Chiba, un acteur très connu dans les années 70, et intégrer des jeunes cascadeurs de la Japan Action Club, dont Hiroyuki Sanada qui endossera le rôle d’Ayato – et qui deviendra par la suite une grande star au Japon, lui qui jouera notamment dans Ring.
San Ku Kaï : un schéma narratif traditionnel au Japon, inédit en France
Le film rencontre un certain succès d’estime au Japon mais puisque ses décors et ses effets spéciaux ont été fort onéreux, on décide de le décliner dans une série. Celle-ci va s’immerger dans l’univers de Shôtaro Ishinomori, célébrissime dessinateur de mangas (Cyborg 009, Kamen Rider) qui crée les premières séries sentaï. Le principe est assez archétypal : on assiste à des combats colorés des forces du bien contre les forces du mal, selon un code d’honneur spécifique et grâce à des pouvoirs surhumains, surnaturels ou technologiques. Le Sentaï fait souvent le grand écart entre traditions japonaises et science-fiction. Chaque épisode possède un aspect édificateur, puisqu’il est l’occasion d’une leçon qui assure la progression du héros dans la narration. La quête fonctionne toujours selon le principe traditionnel du schéma narratif quinaire, à savoir :
- Un début où des personnages ordinaires deviennent des guerriers, et la complexité de mettre en place une équipe face à des individualités fortes ;
- Un premier événement où l’ennemi va changer de teneur et obliger les combattants à s’adapter. Cela permet aussi d’approfondir les motivations de l’adversaire ;
- Un tournant majeur qui va apporter de surprenantes révélations permettant de vaincre une première fournée d’ennemis. Ce tournant répond à toutes les questions-clefs qui faisaient la tension narrative de l’intrigue, mais ne dénoue pas les situations ;
- La fin qui apporte le dénouement et la perte définitive de l’ennemi.
La série San Ku Kaï reprend à son compte toute cette codification narrative. Or, si le Japon est habitué à ce schéma, la France n’en a strictement jamais entendu parler… En 1978, Yūfō Robo Gurendaizā arrive sur les écrans sous le nom de Goldorak. Autant au Japon cette série est noyée dans la masse, autant elle bouleverse les habitudes télévisuelles françaises ainsi que l’univers fantasmatique des jeunes spectateurs. La narration est en effet conçue pour que les enfants s’identifient profondément au héros : on est loin de Rintintin ou de l’Île aux enfants ! Et comme le Japon est rompu à l’art du marketing auprès du jeune public, une tempête de produits dérivés déferle pour la première fois en France. Les jolis cartoons d’Hanna Barbera ou de la Warner prennent ici un sérieux coup de vieux.
La société de diffusion IDDH constate l’ampleur du phénomène Goldorak et décide de poursuivre son œuvre marketing en important de nombreux produits japonais : ceux-ci ont l’avantage de ne coûter presque rien ! Un essai est fait avec Spectreman, mais la série est jugée trop violente et effrayante pour l’époque. Arrive alors San Ku Kaï, au moment exact où le jeune public est parfaitement mûr pour recevoir cette série. La conjoncture est en effet particulièrement favorable : le succès international de Star Wars, l’engouement pour les produits japonais grâce à Goldorak, et l’audimat explose le 15 septembre 1979.
La version française de San Ku Kaï est particulièrement adaptée à la France : la musique est totalement revue par Éric Charden et Didier Barbelivien, et la production ne mégote pas sur la qualité des doublages en faisant appel à de grandes voix de l’époque : François Leccia [Albator, Judo Boy, Johan et Pirlouit, Super Durand], Yves-Marie Maurin [K2000, Spectreman, SHarivan…], Francis Lax, Béatrice Delfe [Bernard et Bianca, Clémentine], Michel Gudin [Capitaine Flam, Aladin, Santa Barbara…] ou Gérard Hernandez sont de la partie. Un peu comme dans Starsky et Hutch, ces comédiens donnent à l’original un véritable supplément d’âme et tentent d’habiter leurs personnages.
San Ku Kaï : une histoire archétypale qui s’éloigne des codes
L’histoire de San Ku Kaï est elle-même très archétypale : un épouvantable empereur, Golem XIII, veut faire plier le 15e système solaire et ses trois planètes pour piller ses ressources. Il s’appuie sur une armée de ninjas, les Stressos, composée de trois personnages-clefs, Komenor le généralissime, Volcor son âme damnée, et la sémillante Furia, ainsi que d’une galerie de monstres originaires de toute la galaxie et possédant de nombreux pouvoirs aussi surnaturels que symboliques (fonctionnant beaucoup sur les 4 éléments bachelardiens), et même parfois au sens psychanalytique très lourd.
Face à eux, une poignée de braves tous issus de peuples anciennement heureux et traditionnels, se rebellant contre le tyran. Apparaît un jeune héros, dont le père, un maître des arts martiaux, a été massacré par les Stressos : Ayato. Il va s’allier avec un élève de son père, Ryu, un baroudeur à la tête sur les épaules, ainsi qu’à un homme-singe représentant le peuple de l’une des trois planètes, Siman. Lors des moments désespérés, Ayato sera souvent sauvé par une sorte de fée intergalactique répondant au doux nom d’Eolia, qui lui offrira le San Ku Kaï — et ses deux chasseurs de combat intégrés, le Jetiscope et le Stagyre — en lui apparaissant depuis son vaisseau en forme de nef, l’Azuris.
Petit à petit, une résistance va s’organiser au détriment de Golem XIII.
San Ku Kaï : une épopée philosophique à la portée des enfants
Dans ce schéma ne se situe aucune originalité particulière… pendant une quinzaine d’épisodes. Car à partir du premier événement Sentaï, les choses vont évoluer et une métaphore de l’oppression va se mettre en place, évoquant directement l’occupation nazie. On parlera d’épuration, de déportation, de génocide, de camps de concentration, de gaz et de crémation. On verra aussi l’ombre de la bombe atomique détruisant Hiroshima, et même une planète entière — on est à l’époque en pleine guerre froide. On parlera aussi de race inférieure — le peuple d’hommes-singes de Siman. On évoquera les traîtres, les espions, ceux qui retournent leur veste et qui collaborent. On parlera de l’ivresse du pouvoir et de la folie, avec tous les complexes prométhéens du disciple qui veut prendre la place du maître. On assistera à une mise en place de la dialectique du maître et de l’esclave d’Hegel. Et on montrera la violence à l’état pur comme empirant tous les problèmes… tout ceci dans une série pour enfant de 1978 !
La fin quitte un peu le schéma habituel elle aussi — attention, « spoiler ». Lorsqu’on découvre que Golem XIII est une femme, elle dit explicitement que son armée ne doit pas le savoir, car cela serait inacceptable qu’une femme dirige des hommes. Et on voit qu’Eolia, la fée venue de nulle part, n’est autre que la sœur jumelle de Démonia, alias Golem XIII. L’univers était aux prises avec un conflit intra-utérin de jumelles dont l’une fut favorisée, l’autre détestée pendant leur enfance. Mieux : nous sommes là dans un schème gémellaire représentant à merveille le yin et le yang, avec toutes les dualités dialectiques que ceci implique : bien/mal, blanc/noir, jour/nuit, femme lunaire [Eolia]/femme solaire [Golem XIII], principe féminin/principe masculin. Mais ce qui dépasse cette dualité fondamentale, c’est que ces deux instances sont nécessaires pour l’organisation du monde. Dans tout ce qui est blanc il y a du noir, et dans tout ce qui est noir il y a du blanc. Le pur bien ou le pur mal n’existent pas. Ceci explique bien l’ambivalence d’Eolia, personnage secret parfois inquiétant qui ne dévoile pas la vérité jusqu’au dénouement. Ceci explique aussi la dualité de Golem XIII qui finalement veut asservir le monde pour regagner une part d’enfance qui lui a été volée.
La seule solution est l’annulation des deux principes, qui finissent par disparaître à la fin pour qu’un bien purement humain triomphe. Un bien humain, simple, sans métaphysique, qui montrera seulement des peuples heureux car prospères et sans trop de questionnement, dans une approche relativement utopique. Dans le film, c’est encore plus visible : il s’agit de créer « un monde nouveau ». On sort ici d’un monde fondé sur deux faces indépendantes liées par leur pure opposition, un monde cosmique, pour pénétrer dans un monde sans dieux, un monde où seul l’homme possède la responsabilité de son propre destin. Une belle vision d’un humanisme matérialiste et capitaliste en somme, comme une sorte de retour à l’ère Meiji !…
San Ku Kaï : quand les manques de moyens ne déforment pas la narration
Bien évidemment, cette philosophie est portée par des acteurs sans grands moyens. Encore une fois, il s’agissait de rentabiliser les décors du film et nous sommes ici dans une logique de produit dérivé. Les acteurs, outre Hiroyuki Sanada qui débute sa carrière, sont d’illustres inconnus. Les costumes sont issus du film et relativement crédibles, mais tous les autres font la part belle au latex, à la mousse et aux lunettes de ski. Les décors sont toujours les mêmes, les effets spéciaux sont faits à la va-comme-je-te-pousse et de nombreuses scènes de combats aériens sont reprises du film, ce qui les sauve. Les changements de plans, les coupures, les raccords sont approximatifs, voire totalement ratés, et parfois on devine les cadreurs et les perchistes dans le champ de la caméra ! Mais au crédit de la série, on découvre des chorégraphies d’arts martiaux inédites en France à cette époque, et une réelle évolution des personnages — surtout du côté des forces du mal — au fil des 27 épisodes.
Dans ces années 80 à peine naissantes, on ne cache ni la mort ni la violence, y compris lors des exécutions de masse — alors que nous sommes ici dans une production pour la jeunesse. Or, ces traits bruts et parfois brutaux sont inédits dans les séries dites tokusatsu Henshin — séries où les héros se transforment. Il y a là une optique d’édification et poussant au pacifisme et à la justice.
Les rebondissements ne sont pas linéaires — même si l’intrigue peine un peu à avancer jusqu’à la moitié des épisodes. La pauvreté de la réalisation et la caricature ne déforment pas réellement la narration ni le sens du propos. Et, finalement, ce sont des générations de gamins qui ont pu rêver à cet univers en se prenant pour les sauveurs du monde et en comprenant que la violence et l’asservissement ne sont des valeurs défendables dans aucun contexte.
San Ku Kaï n’est donc pas une série à deux francs six sous : elle a fait pénétrer en France une passion de longue haleine pour la science-fiction et pour l’heroic fantasy, et démontre toujours aujourd’hui que le secret d’une histoire qui dure, c’est bien dans la solidité de sa narration qu’il se situe, tout comme dans ses liens avec autant l’histoire réelle que mythologique. Bref, dans une vision du monde…
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2 Comments
Spectreman n’a pas été écartée à cause de sa violence, c’est juste qu’Iddh à proposer à Jacqueline Joubert une série du même genre qu’elle a du coup préféré à Spectreman qui était déjà prévue à la diffusion
Né en 1973, je suis fan au premier degré de cette série, j’ai le coffret DVD et c’est une des rares vieilles séries 70s / 80s que je regarde encore régulièrement. Même avec des lunettes de ski et des cosplay en mousse dans une carrière avec des fumigène, ma suspension d’incrédulité est totale (en même temps quand on est petit avec ses copains, refaire un costume du Fantôme ou de Staros c’est pas si compliqué, et ça c’est plutôt cool !…). Les musiques recréées pour la VF sont excellentes et rendent bien le côté action/SF, c’est un coup de génie ; les acteurs croient en ce qu’ils font, les doubleurs aussi, comme vous l’avez très bien expliqué les enjeux sont bien plus complexes qu’il n’y paraît et peuvent éveiller et questionner les enfants (et faire réflechir les adultes), En grandissant, tout ce qui est psy m’apparaît, mais aussi le côté théâtre japonais (Komenor…), les références culturelles et politiques… et puis les décors d’usines désafectées comme QG des Stressos ont influencé mon imaginaire. Super-héros à double identité et ninjas, monstres effrayants et violence crue, univers cohérent, héros attachants, méchants complexes, messages écolos et entraide entre différents peuples, San Ku Kai est bien plus riche et évilué qu’il n’y parraît.