On fait tous des fautes de français. C’est sans doute parce que notre langue possède un piège spécifique : elle ne s’écrit pas comme elle s’entend. Certaines langues, comme l’anglais, l’espagnol ou l’allemand, quelle que soit la complexité de leur grammaire propre, n’ont pas cette spécificité. En 2014, l’orthographe semble dès lors plus que jamais devenir la bête noire du pays et les enseignants en français avouent ouvertement un certain découragement. L’une des solutions proposées est donc de revoir totalement l’orthographe afin de simplifier la langue pour — si ! si !… — la démocratiser. Mais peut-on parler de démocratiser une langue parlée par tout le monde ?… Et si la réforme de l’orthographe n’était qu’un cache-misère pour ne pas aborder un problème d’enseignement ?…
La langue est une norme, donc l’orthographe est réformable
On n’y pense guère, mais la langue est une norme. La preuve : il existe d’une part des dictionnaires qui préconisent la manière dont les mots s’orthographient, et des grammaires d’autre part qui préconisent la manière dont les mots s’utilisent. C’est pourquoi on parle de « fautes de français » qui désignent une utilisation hors-norme. Comme il s’agit d’une norme, il est donc théoriquement possible de changer cette norme à travers une réforme.
On l’ignore peut-être, mais le français a déjà été réformé plusieurs fois dans son histoire. N’oublions pas qu’une langue possède un aspect stratégiquement politique, puisqu’à l’époque où la France n’était qu’une constellation de provinces autonomes aux parlers spécifiques, l’État devait unifier sa législation et ceci n’était possible que si tout le monde parlait une langue unique. Le français devient une langue administrative au XIVe siècle, ce n’est pas si vieux, pour remplacer le latin. Ainsi, au temps de Philippe VI dans les années 1330, 80 % des édits royaux sont en français. Le problème, c’est que le clergé s’accroche au latin, et il faut que le roi déclare que le français devient sa langue officielle pour que l’élite et les curés lâchent officiellement l’affaire. Or, à cette époque, le français possède une structure orthographique particulièrement chaotique.
L’orthographe comme instrument de pouvoir des élites
En ce XIVe siècle, les récits sont encore en tradition orale et on orthographie le français phonétiquement. Le mot « cœur », par exemple, s’écrit cuer, ou quers, ou quors. Ceux qui tiennent à ce que le latin reste une langue de l’élite sont bien obligés de se tourner vers le français. Mais afin de lui conserver cet aspect fermé, les officiers ministériels norment la langue en se tournant vers l’étymologie latine pour en faire une langue complexe. La tentative est donc d’aboutir à une orthographe latinisée du français, en rupture il est vrai avec l’ancien français. C’est ainsi qu’on arrive lentement à du moyen français qui s’éloigne au fur et à mesure du français phonétique traditionnel (lire le Roman de Renart, plus ancien roman français, et en comparer la langue avec Rabelais pour s’en convaincre).
François Ier promulgue l’ordonnance de Villers-Cotterêts en août 1539, en pleine Renaissance, faisant du français la langue de l’État. Or, au même moment, l’imprimerie est en plein essor, ce qui contribue fortement à fixer la norme de cette langue de l’État. L’écrit est à l’époque considéré comme une arme politique, et il ne faut surtout pas le démocratiser. On le complexifie donc un peu plus en recourant non seulement au latin, mais aussi au grec. La première grammaire française de Louis Meigret date de 1550 et tente de remettre un peu de raison dans cette complexité : elle sera rejetée violemment par les mandarins de l’époque.
Pour autant, l’orthographe vit, puisqu’elle est chevillée à l’usage naturel de la langue. Dès lors, plusieurs réformes ont lieu. Notamment, le Dictionnaire de l’Académie française fixe l’orthographe en s’adaptant à son temps. Par exemple, il reconnaît les lettres J et V à la place de l’usage qu’on faisait précédemment du I et du U en 1718. Les accents apparaissent dans la troisième édition de 1740.
L’orthographe du français par étymologie au détriment de la phonétique
Ce n’est pourtant qu’au début du XIXe siècle que l’orthographe se fixe (Littré, par exemple), et contrairement aux autres langues romanes, c’est la forme étymologique qui prévaut au détriment de la forme phonétique. Par le Dictionnaire de l’Académie, l’orthographe est réformée en 1835 et en 1878. La norme est tellement forte qu’au XXe siècle, un article de loi est proposé (arrêté Leygues du 26 février 1901) pour tolérer les orthographes multiples (régionales par exemple, ou anciennes et présentes) dans les dictées du certificat d’études, qui n’a jamais été appliqué.
Dans d’autres pays francophones, on féminise la langue (1979 au Québec, 1993 en Belgique). Ceci a lieu en France en 1986 et 1999. Il s’agit bien là aussi d’une réforme de l’orthographe.
Enfin, en 1990, une réforme simplificatrice de l’orthographe est proposée par Michel Rocard, mais il est souligné que c’est l’orthographe d’usage qui prévaut et que les nouvelles orthographes — simplifiant l’usage du trait d’union, des accents, du pluriel des mots composés ou du participe passé — sont optionnelles.
Aujourd’hui, la France est de moins en moins bien placée dans les indicateurs PISA de l’OCDE concernant la compréhension de l’écrit par ses élèves. La moyenne internationale étant de 493, la France possède un indice de 496 et est située, en 2010, à la 22e place du classement mondial, loin après la Chine (556), la Corée (539) et la Finlande (536). Aussi préoccupant reste l’écart existant pour la compréhension des textes entre les élèves socialement les plus favorisés et les moins favorisés : l’indice, de 110, est l’un des plus importants du monde (83 en Espagne, 62 en Finlande, 116 en Belgique).
Une réforme pour l’orthographe ou pour l’enseignement de l’orthographe ?
La forme du français en est-elle responsable, ou bien est-ce la pratique de l’enseignement qui est à remettre en cause ? La Belgique se place en 11e position mondiale dans la compréhension de l’écrit par ses élèves, avec un score de 506. Est-ce à cause des performances linguistiques des jeunes Flamands, qui remontent le niveau ?… On sait bien que non. La Suisse est en 14e position, le Canada en 6e.
Une réforme profonde de l’orthographe vers une écriture phonétique saura-t-elle sauver les jeunes Français pour leur donner, par une démocratisation totale de la langue et une dénormalisation, la possibilité de s’exprimer avec justesse et sans complexe ?
Il va de soa ke se peu probabl kar se ki kont ne pa l’ortograf me la structur de la pense. Or, la structure de la pensée, la compétence linguistique, est indépendante de la norme. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on complexifie ou simplifie les normes que, par magie, tous les Français vont avoir un accès immédiat à la lecture ou à l’écriture, et qu’ils vont se mettre à penser mieux (c’est quoi, déjà, penser mieux ?…). Créer des nouvelles normes pour favoriser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, c’est déplacer le problème, car c’est du même coup imposer une orthographe multiple à la langue : entre l’ancienne et la nouvelle, laquelle des deux choisir ? Si elles cohabitent, il est fort à parier qu’il naîtra un usage spécifique de la langue qui tiendra des deux et qui ne sera ni l’une ni l’autre. Rien de tel pour déboussoler encore un peu plus les élèves ou ceux qui ont déjà du mal à user de la langue dans une norme unique.
Mais comme les Français ne sont pas masochistes, ils sont en grande majorité contre une réforme de leur langue qui ferait d’elle un système linguistique à géométrie variable. En 2009, ils sont 56 % à s’y opposer. Car finalement, ce n’est pas parce que certains sont nuls en orthographe et en grammaire qu’il faut araser la langue et la rendre inutilisable pour tous les autres.
C’est sans doute plutôt à la méthode d’enseignement du français de se remettre en cause. Car sinon le principe de simplification de la langue serait étendu à toutes choses complexes : simplifions les maths, simplifions la physique-chimie, simplifions l’histoire, simplifions la pensée. Simplifier l’histoire et transformer la langue, c’est renoncer à son patrimoine, à sa culture, à son identité, et c’est souvent ce que font les véritables dictatures pour s’assurer un pouvoir durable. L’abêtissement est une stratégie sine qua non pour asseoir un état totalitaire.
La langue évolue et continue à évoluer par son usage, et cette réforme naturelle, sans violence, sans utilitarisme politique et sans arrière-pensée, est fondamentale et sans doute suffisante pour que le français puisse encore vivre sans se faire tripoter par des apprentis sorciers. C’est ce qui fait que le français n’est pas encore une langue morte, tant s’en faut. Laissons donc la langue s’adapter à son usage puisqu’elle appartient à tout le monde, et non seulement à quelques spécialistes seuls compétents en normes. Méfions-nous de la Novlangue dénoncée par Georges Orwell dans 1984, et commençons surtout par réformer avec sagesse l’Éducation nationale : ce seront autant les élèves, leurs familles et les professeurs qui en seront les premiers soulagés. Car une profonde réforme phonétique de l’orthographe serait un véritable constat d’échec politique quant à la mission première d’un état contemporain, qui est d’assurer un enseignement efficace et égalitaire à chacun de ses citoyens…
En savoir plus sur la réforme de l’orthographe
- PISA
- Un site de conneries orthographiques qui me mettent en colère tellement il s’agit de réflexions infondées, à courte vue, fondées sur des hypothèses fausses et une analyse dogmatique du réel linguistique
- Une réflexion intéressante d’une correctrice professionnelle
- Un travail universitaire très intéressant à propos de l’autorité des réformateurs (PDF)
- Une enquête universitaire complète sur le sujet concernant six pays francophones, sous l’optique du monde enseignant (PDF)
4 Comments
«…L’une des solutions proposées est donc de revoir totalement l’orthographe afin de simplifier la langue pour – si ! si !… – la démocratiser. Mais peut-on parler de démocratiser une langue parlée par tout le monde ?… »
Juste ce commentaire indique une incompréhension et une confusion entre langue et orthographe. Les francophones maitrisent leur langue maternelle quand ils parlent mais. C’est la norme de transcription inutilement compliquée que peu de gens arrivent à maitriser.
Moi, ç’è déçidé, je sor du placar é j’écri selon le standar Ortograf (ortograf.net).
Une conclusion consternante de stupidité… les français (sic*) ne sont pas contre une réforme parce qu’ils ne sont pas « masochistes » et pressentent qu’elle créerait « un système linguistique à géométrie variable » mais principalement parce qu’ils ont juste peur de ce qui leur est nouveau et étranger : la « réforme de l’orthographe » effraie car certains y voient le spectre d’une tolérance à la diversité orthographique qu’ils supposent mener inéluctablement à l’orthographe phonétique d’une part comme à l’extrêmisme étymologique d’autre part, soit le célèbre argument fallacieux de la pente glissante. Seulement voilà, la réalité est telle qu’une telle diversité ne peut être pérenne et aboutira nécessairement sur un statu quo comme c’est aujourd’hui le cas. Leur crainte est à lors que cette nouvelle norme, différente, ne leur convienne pas, ils ne peuvent donc s’empêcher de lutter contre tout changement par simple mesure préventive.
De même, simplifier l’orthographe et les règles marginales et inutiles de la grammaire, ce n’est pas seulement pour « les nuls » mais pour tout le monde : c’est autant de temps et d’effort perdus que nous pourrons réinvestir dans autre chose de meilleur comme apprendre l’histoire de la langue, la richesse de son lexique et les règles de sa morphologie (qui aujourd’hui les connait ?), sans rendre la langue inutilisable, loin s’en faut !
Enfin, simplifier ma langue, ce n’est pas « renoncer à [m]on patrimoine, à [m]a culture et à [m]on identité » ni même me faire un dictateur en devenir. C’est ahurissant de lire des insanités pareilles. C’est bien au contraire parce que je connais ma langue que je veux le meilleur pour elle, et l’archaïsme et l’incohérence grammaticale et orthographique actuelles ne sont à mon sens qu’une fange infâme et un abime de honte pour son image et son honneur. Ce là n’a rien à voir avec mon patrimoine, ma culture et mon identité, ce a tout à voir avec ma seule langue et ses locuteurs et il ne tient qu’à eux de savoir s’ils veulent aussi le meilleur pour leur langue ou si l’archaïsme et l’incohérence les contentent.
* je n’ai jamais compris l’utilité d’y mettre une majuscule…
Déjà, pas très courageux les commentaires anonymes. Vous avez peur de vos idées ?
Je me fonde seulement sur des faits. En revanche, concernant l’usage et la norme, et l’utilisation de la langue à des fin politiques ou subversives, nous avons suffisamment d’exemples pour nous en méfier. Donc votre argument d’autorité se détruit lui-même (avec votre ton très désagréable, venez donc me parler en face plutôt que tout caché) : vous « voulez le meilleur pour votre langue », soit : vous êtes la norme du meilleur ? Vous admettez qu’il y a une bonne et une mauvaise langue ? Que c’est vous qui avez raison ? Moi je n’ai rien dit de tel, pas une seule fois la morale ne rentre dans mon propos, orienté linguistique et non sociologie ou psychologie. Ce que vous nommez ‘archaïsme’ est encore un jugement, et vous voulez remplacer une vieille académie par la vôtre toute neuve. Et vous ne croyez pas en la dictature ? La discussion trollesque est close pour ma part. Bonne révolution.