Nelson Mandela nous a quittés. Il n’a pas seulement contribué à libérer la plaie béante de l’apartheid en Afrique du Sud. Il a aussi démuselé une littérature Noire qui ne demandait qu’à s’exprimer. Pour autant, en se libérant, cette littérature s’est aussi trouvée en prise à des problèmes inattendus…
L’histoire littéraire d’Afrique du Sud est aussi complexe que celle de sa politique. À la fin de l’apartheid (débutée institutionnellement en 1948), autour de 1994-1998, les auteurs Noirs se sont sentis en plein désarroi, face à une liberté toute neuve, certes, mais dans une société passée de la résistance à la consommation. Lorsque le gouvernement a cessé sa censure qui, dans un sens, profitait au combat social, il a fallu réinventer une littérature qui ne soit pas militante. Il a fallu assumer une écriture qui, désormais, pouvait raconter un réel somme toute décevant : non, le racisme n’était pas mort ; non, les universités n’étaient pas pour tout le monde ; oui, face à l’ouverture de l’après-apartheid, les Noirs n’avaient pas le droit de décevoir et étaient donc soumis à une pression inimaginable.
Afrique du Sud : de la littérature de combat au vide de la nouveauté
Dans les quartiers les plus défavorisés de Soweto, la nécessité d’écrire, de témoigner aussi, était très forte, mais comment faire ? L’Afrique du Sud se mit à produire plus de roman annuels que jamais dans toute son histoire, mais la société de consommation aidant, la littérature s’était banalisée et ne possédait plus son essentielle mission de combat. L’économie, exsangue, était devenue le problème social principal.
Dans une nouvelle démocratie multiculturelle assumée comme telle, le pouvoir est Noir, l’argent est Blanc et la position des uns et des autres, dans un mode d’exister si nouveau, ne se définit pas du jour au lendemain. Dès lors, le roman sud-africain n’est pas la priorité du pays, ni des lecteurs potentiels, ni même des auteurs. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle les gros coups éditoriaux sud-africains peinent à dépasser les frontières. De plus, encore une fois, on cherche à mettre en avant des auteurs Noirs, puisque c’est à eux d’écrire l’Histoire du pays désormais. Dans tout cela, pas de courant, mais une littérature parcellisée par ethnies, expériences particulières et auteurs qui se cherchent. En France, rares sont les auteurs de là-bas qui sont connus.
Une attente trop lourde vis-à-vis des auteurs
Pourtant, les sujets abordés ne manquent pas. SIDA qui frappe l’Afrique du Sud de plein fouet, violence et criminalité, pauvreté, drogue, xénophobie, la littérature est avant tout sociale. Et si quelques figures fortes émergent, comme Niq Mhlongo, K. Sello Duiker ou Phaswane Mpe (ces deux derniers morts très jeunes), leur mission d' »écrivains sociaux » masque leur talent purement littéraire. Ainsi, le vrai trait commun à toutes ces littératures, c’est l’analyse de la société consumériste qui désormais dépasse les problématiques de ‘races’ qui existaient pendant l’apartheid.
“Quand vous sortez dans certains endroits du Cap, tout le monde se fiche bien que vous soyez noir ou blanc et que votre mère vous ait envoyé dans une école privée pour que vous puissiez vous exprimer correctement. Le fait que vous soyez blanc et que votre père maltraite ses collègues au travail et les traite de kafir [nègres] à la maison n’intéresse personne. Sur la piste de danse… la seule chose qui compte, c’est que vous sachiez danser et que vous ayez belle allure. Les grandes marques de mode sont le nouvel espéranto. » ( K. Sello Duiker)
Bref, les auteurs Noirs qui font avancer la vision du monde d’Afrique du Sud ressentent une pression sociale tellement forte qu’ils portent sur leurs épaules des attentes qui dépassent la mission d’un écrivain. Comme le précise Niq Mhlongo,
“Maintenant, les gens attendent de nous (les quelques jeunes écrivains que nous sommes) que nous remplissions le vide qu’ils ont laissé et que nous explorions davantage de thèmes qui étaient relativement rares dans l’écriture sud-africaine d’avant.”
Un accès encore difficile à la littérature
Il existe aussi un autre problème typique : certains auteurs très connus à l’étranger, comme Niq Mhlongo, ne sont disponibles que dans un nombre très limité de librairies en Afrique du Sud, car le livre coûte fort cher et qu’il n’est pas accessible à tous. Un bouquin peut coûter 20 $ alors que le salaire moyen tourne autour de 400 $ par mois… Difficile, dans ces conditions, de faire connaître la nouvelle culture… Plus loin, l’analphabétisme est également un très grand frein à la diffusion des œuvres, et donc des idées qu’elles véhiculent. Encore plus complexe, en Afrique du Sud, on parle onze langues officielles. Le pays lui-même possède onze noms différents !
Un autre auteur très connu d’Afrique du Sud, Mda, résume parfaitement cette situation, lui qui vit aujourd’hui aux États-Unis pour permettre à ses enfants de connaître une vie meilleure. Le roman est un luxe pour ceux qui jouissent de la liberté. Mais avant,
“il y avait une nécessité urgente d’écrire des romans qui aient un impact immédiat sur la lutte. Désormais, nous n’écrivons plus dans un esprit de combat. Nous écrivons pour nous-mêmes.”
En savoir plus
- Un article très éclairant, qui m’a beaucoup aidé pour ce billet, paru en 2007 dans le Courrier international relayant le New York Times et Rachel Donaido
- Sur l’apartheid
- Sur le contexte littéraire de l’Afrique du Sud