Freud, c’est la révolution dans la pensée du XXe siècle, sans doute avec Einstein et quelques autres. Mais Freud, pensez-donc… Avec lui, l’homme n’est plus sous le joug de la pensée cartésienne et n’est plus totalement responsable de ses actes… En écriture, cela signifie qu’on n’est plus véritablement maître de ses propos. Les surréalistes ont d’ailleurs profité de cette prise de conscience pour mettre l’inconscient et, plus largement, l’imaginaire au centre d’une théorie littéraire. Oui, bon, certes, soit… Mais au fond du problème, est-il tenable de penser une seconde que les auteurs ayant produit des textes littéraires avant Freud ignoraient la prééminence de l’inconscient ?… Rien n’est moins sûr ! L’inconscient littéraire remonterait plutôt au romantisme allemand. On étudie l’hypothèse ?
Inconscient : La révolution freudienne
Que les choses soient bien claires. Si Freud a révolutionné la pensée humaine en mettant en lumière la part inconsciente prééminente de l’homme, c’est une certitude. Que Freud ait prouvé ses théories en guérissant des gens – car la puissance thérapeutique de sa pensée est une manière d’en valider la justesse – c’est une certitude aussi.
Mais par contre, ce qui est moins certain, c’est la place qu’occupait ce fameux inconscient avant Freud parmi les écrivains, mais aussi parmi les théoriciens de la littérature et les critiques. Car une fois que le rouleau compresseur du surréalisme s’est emparé de Freud, il est facile de comprendre pourquoi le freudisme a influencé la littérature. L’imaginaire était au centre du débat, et sans doute jamais n’avait-il été tant prôné, réclamé, mis en relief, bref, ‘surmédiatisé’ dirait-on aujourd’hui. Mais il serait faux de croire que les auteurs ont attendu Freud pour se pencher sur l’inconscient. Et il suffit de regarder les choses d’une manière factuelle pour s’en convaincre – même si les études universitaires sur le sujet sont, en définitive, relativement rares.
Un fameux théoricien de la critique littéraire universitaire, Jean-Yves Tadié, précise : « en français, avant 1930, on ne voit guère que l’étude de Jacques Rivière sur Proust et Freud[…] pour appliquer la psychanalyse à la critique littéraire. » Tadié aurait aussi pu faire allusion aux travaux notamment de Charles Mauron, Charles Baudoin et Marie Bonaparte. Mais ceci signifie qu’André Breton, tête de file du surréalisme qui mettait en avant Freud dès les années 20, ouvre un débat qui ne trouve de répercussions dans le monde académique que dans les années 30. C’est emblématique d’un état de fait : avant, l’inconscient n’est aucunement théorisé (au sens scientifique et contemporain du terme). Et même : c’est tout juste s’il intéresse quiconque dans cet univers de recherche.
Inconscient : une révolution difficile et lente
Ceci va donc paraître bizarre, à juste titre pour ceux qui se sont penché sur la pensée et l’histoire de Freud : 30 ans pour être écouté et assimilé, en France, à partir de la publication d’un texte fondateur, est-ce possible ?… 😉
Car Freud a déjà admis l’instance de l’inconscient dans La Science des rêves en 1900, lorsqu’il a fait paraître ses travaux en langue allemande : il y reconnaissait métaphoriquement que l’appareil psychique était divisé en trois instances distinctes : le conscient, le préconscient et l’inconscient. Ceci est appelé ‘la première topique freudienne’. Elle évoluera jusqu’à la deuxième topique, qui restera reconnue par une certaine psychanalyse contemporaine, qui distinguera ce que Freud appelle le ça (l’inconscient), le moi (le conscient) et le surmoi (le filtre entre les deux, dit très schématiquement).
Pour être honnête, l’essor de la psychanalyse est loin de toucher tout d’abord les milieux littéraires ou journalistiques. Les découvertes de Freud s’adressent avant tout aux milieux médicaux, qui sont d’ailleurs tièdes, voire fort sceptiques lorsqu’ils accueillent les travaux freudiens.
Marthe Robert, une spécialiste reconnue de la psychanalyse appliquée notamment à la littérature, explique fort bien ce fait dans La Révolution psychanalytique : Freud est décalé. Ses trouvailles sont considérées comme étranges, et le monde médical académique attend de lui des preuves et une méthodologie somme toute excessivement classique pour valider ses intuitions spectaculaires et biscornues. Surtout dans le milieu de la psychiatrie, qui peine beaucoup à se renouveler autour des années 1900 et qui croit dur comme fer à des théories spécifiques issues entre autres d’une certaine Ecole de Nancy.
Or, Freud aborde le problème de l’inconscient en se penchant sur les rêves. A l’époque, on considère que les rêves sont banals et qu’ils n’ont strictement aucun intérêt. Une suite d’images insignifiantes, incohérentes, absurdes, mérite-t-elle qu’on lui trouve un sens qu’elle n’a pas ?
Car Freud démontre qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que sous l’apparence décousue du rêve (contenu manifeste), il existe une signification symbolique très forte mais qui exige une clef de décryptage et de traduction (contenu latent). Le problème, c’est que ce contenu latent demande autre chose, pour le comprendre, que du raisonnement déductif, cartésien, bref, scientifique et médical. Interpréter du rêve, c’est se lancer dans une quête de sens inscrite dans de l’invisible, de l’insaisissable, de l’irrationnel, dans une zone d’ombre non reconnue par la médecine qui demande de manier des associations et des réseaux qui dépassent l’hypothèse et la déduction.
Freud ayant peur du ridicule, il mit beaucoup de temps à publier La Science des rêves. On mit d’ailleurs assez violemment en doute le bien-fondé de sa démarche scientifique. On tourna Freud en dérision, on le plaça au ban de la communauté médicale. Et pourtant, parallèlement, un grand nombre de convaincus se penchèrent sur les théories exposées et se mirent à les pratiquer.
Donc pour certains, Freud s’appuyait sur un tissu d’âneries, tandis que pour d’autres, il révolutionnait l’approche de la psyché. Ceci montre d’une manière sous-jacente que Freud sut aussi déclencher des passions, preuve que son discours déplaçait des valeurs profondes.
Le fait qui changea la donne est le suivant : Freud, malgré les allures inexplicables de ses recherches, soignait les patients, ce que la vieille garde notamment de l’Ecole de Nancy n’arrivait pas à faire (voir Michel Foucault et son Histoire de la folie à l’âge classique). Et ceci prit valeur de preuve.
Le scepticisme de l’académie sur un sujet pourtant apparu au XVIIIe siècle
Dès lors, si ces travaux sont remis en cause par les psychiatres eux-mêmes dans les années 1900, on comprend qu’il ait fallu plus de vingt ans pour les traduire en français, et plus de dix ans ensuite pour que la pensée freudienne pénètre la culture du temps. Sur ce coup-là, les surréalistes et Breton eurent une bonne intuition car ils surent mettre en valeur une réelle avancée de la pensée.
Pour autant, il serait faux de croire que l’inconscient n’existait pas avant Freud. Au XIXe siècle, on est fasciné par l’inexplicable et notamment par l’hypnose ou le magnétisme, rendus populaires par des Swedenborg, des Mesmer ou ce genre de personnages étranges et sulfureux. Le magnétisme n’est pas allusif, il remplit les bibliothèques populaires et se hisse au même rang des curiosités que les rayons X (1896) ou que la radioactivité dans les nombreuses foires qui émaillent la vie de tout un chacun à l’époque. Bref, le magnétisme est véritablement ancré dans la culture.
Or, il repose souvent sur le phénomène de l’hypnose.
Il faut savoir que les recherches sur l’hypnose datent de la fin du XVIIIe siècle et que cet état particulier de la conscience n’est encore à la fin du XIXe siècle que très mal expliqué. Selon Léon Chertok (dans son ouvrage L’Hypnose paru en 1965), la relation entre hypnotiseur et hypnotisé est la plus ancienne des relations psycho-thérapeutiques, et la psychanalyse se bâtira dans une grande part sur l’étude et la critique de cette relation.
Ainsi, après l’approche peu scientifique de Mesmer dans les années 1776-1784, on intègre ce phénomène avec plus de rigueur dans les années 1843 avec le chirurgien de Manchester J. Braid, qui introduit le terme d’hypnotisme – ce qui est une manière de le reconnaître académiquement – et, schématiquement, réfute la source fluidique de l’hypnose entrevue par Mesmer pour la remplacer par une source neurophysiologique. Le magnétisme n’est plus au centre du débat. C’est en fait l’inconscient qui le remplace, même si on ne l’appelle pas encore ainsi !
L’Ecole de Nancy est fondée en 1866 par un médecin de campagne français, A.A. Liébault, qui reprend les théories de Braid et qui insiste dans Confession d’un médecin hypnotiseur sur l’aspect psychologique de l’hypnose. L’étude de l’Ecole de Nancy sera rejetée par la Salpêtrière, qui fait alors autorité presque absolue, où l’équipe de Charcot soutiendra au contraire l’idée que l’hypnose trouve ses fondements dans le soma, dans la physiologie, dans le corps.
Durant la décennie 1880-1890, les deux écoles s’affronteront avec fougue, et leurs recherches connaîtront un véritable bouillonnement, attirant bon nombre de chercheurs étrangers, dont Freud qui trouvera là les fondements de la psychanalyse (Voir H. Ey, dir., L’Inconscient (VIème colloque de Bonneval), Desclée de Brouwer, Paris, 1966.)
Inconscient : une instance qui immerge le XIXe depuis le romantisme ? Un indice, la pensée de Hartmann (1877)
Tandis que les milieux médicaux sont en pleine effervescence, les milieux littéraires s’amusent beaucoup avec les mystères de l’hypnotisme. A dire vrai, le monde réel est loin des querelles théoriques du monde académique.
L’hypnose est une mode qui sévit partout dans les salons, au même titre des tables tournantes qui obséderont autant Allan Kardec que Victor Hugo.
Mais par ailleurs, un autre penseur influence profondément les écrivains de l’époque d’avant-Freud, et sa griffe est très très profonde, y compris pour la destinée du mot-même d’inconscient : il s’agit d’un certain Hartmann qui, lui, utilise nommément le concept.
La pensée d’Hartmann est complexe. Ce philosophe pessimiste, proche par certains aspects de Schopenhauer et de Hegel – dont il semble parfois établir une sorte de compilation – postule l’existence d’un principe absolu du monde, l’inconscient, qui soutient l’existence d’une Volonté et d’une Idée inconscientes. Hartmann démontre l’indépendance de ces deux attributs par rapport au cerveau qui est le siège de la Conscience. Le principe de l’Inconscient domine les phénomènes de l’instinct, des réflexes, qui sont distingués comme étant des instincts répulsifs (crainte de la mort, dégoût, pudeur) ou sympathiques (amour maternel, charité, amour sexuel qui n’est en fait qu’une passion illusoire tendant au renouvellement des espèces, comme chez Schopenhauer). Sur l’Inconscient se fondent ainsi esthétique et morale : l’homme, en effet, tout en connaissant la cause occasionnelle de la Volonté et l’action qui en est le terme, ignore le processus depuis l’Idée jusqu’à l’action et par conséquent le motif profond de l’action elle-même. Dans l’art, la jouissance esthétique n’est qu’immédiate et ne relève en rien du raisonnement : le jugement sur le Beau n’est qu’une disposition de l’âme ; même l’inspiration est étrangère à la conscience. Le langage est quant à lui l’œuvre de l’instinct collectif ; l’intuition de l’espace et du temps est elle-même issue de l’Inconscient, et de fait la réalité objective est établie par l’acte instinctif qui transforme les sensations en objets réels. Le mysticisme lui-même est l’ensemble des actions de l’Inconscient sur la Conscience. L’Histoire est le résultat égoïste des actions des individus, qui croient servir l’humanité mais qui ne répondent qu’à leurs instincts, de manière inconsciente.
Le tout est très en rupture avec ce que l’on pouvait penser avant, et reste dans l’air du temps, sachant que de ce mode de pensée proviendra aussi les théories de Jung sur l’inconscient collectif. On est là sur un questionnement très profond du temps, rejaillissant nécessairement sur la littérature qui n’est, rappelons-le, qu’un miroir de l’époque.
Cette pensée complexe de Hartmann n’est pas véritablement connue in texto par les écrivains du XIXe. Mais elle est omniprésente. Elle est d’ailleurs fort connue dans les milieux qui donneront naissance à la psychanalyse (Voir L. Whyte, L’Inconscient avant Freud, Payot, Paris, 1971, et Y. Brès, « Hartmann et l’Inconscient romantique » in Critique des raisons psychanalytiques, P.U.F., Paris, 1985.)
Mais surtout, insistons sur ceci, elle est véritablement dans l’air du temps dans les milieux littéraires français de cette fin de siècle. Nombreux sont les auteurs qui, à l’instar des romantiques allemands quelques années auparavant (Schelling, Hölderling, Novalis…) usent de l’inconscient dans leurs œuvres, à l’encontre d’un certain classicisme issu des Lumières françaises. Pensons par exemple à Laforgue, Baudelaire ou Mallarmé, ce dernier qui considère la source inconsciente des mythes comme le ruisseau primitif, mais aussi à Barrès dans Le Jardin de Bérénice (1891), à Maeterlinck dans Pelléas et Mélisande (1892) ou dans Le Trésor des humbles (1896). Anatole France est inscrit dans cet air du temps lorsqu’il écrit Thaïs en 1890, il l’est aussi lorsqu’il écrit « L’Œuf rouge » en 1887. De Proust à Nerval, de Villiers de l’Isle Adam à Lautréamont, de Huysmans à Lorrain, tous les héritiers directs ou indirect du romantisme sont malgré eux immergés dans cette instance de l’inconscient amenée dans la culture du temps par Hartmann et Schopenhauer.
Nous ne sommes pas chez Freud, mais dans une culture pessimiste qui a ici 150 ans et qui s’exprime très clairement sous la plume de nos deux penseurs qui résument alors un véritable héritage philosophique ancré dans l’histoire de la pensée et dans la littérature.
Car l’heure est vraiment au pessimisme, aux interrogations issues de la révolution darwinienne et d’un héritage certain de la pensée romantique allemande qui donnera naissance à tous les courants d’écriture français du XIXe (romantisme, réalisme, naturalisme, idéalisme, parnasse, symbolisme, décadentisme.)
Et les questions sur l’inconscient tourmentent les esprits, questions relayées par le spectaculaire de l’hypnotisme, du magnétisme animal, et des étranges sectes hermétiques qui fleurissent un peu partout à Paris et en Province, à l’instar de la Théosophie des sulfureuses sœurs Blavatski.
On peut ainsi raisonnablement penser qu’en cette fin de siècle, le concept d’inconscient pose beaucoup de questions, et comme son acception d’avant Freud est encore très large, voire floue, ou du moins liée à bien des épiphénomènes obsessionnels, l’inconscient laisse encore une très large place à l’imaginaire et aux mythes… et à leur réinvestissement dans l’écriture et l’invention littéraires.
C’est dans cette voie, semble-t-il, qu’il faut reconnaître que l’inconscient avait déjà investi toute la littérature depuis, au moins, un bon siècle avant Freud. Le romantisme allemand, initié dans les années 1770, en est une preuve… D’ailleurs, une étude littéraire psychanalytique de la question corrobore cette hypothèse, et sera sans doute le prétexte à un article ultérieur pour ce blog ?… 😉
En savoir plus
Bibliographie
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- BARTHES, Roland, 1975, Roland Barthes par lui-même, coll « Ecrivains de Toujours », Editions du Seuil, Paris.
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- RICOEUR, Paul, 1984, Temps et Récit II. La Configuration dans le récit de fiction, Editions du Seuil, Paris.
- RICOEUR, Paul, 2008, Ecrits et Conférences TI. Autour de la psychanalyse.
- Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°16: « Ecrire la psychanalyse ». Gallimard, 1977.
Quelques lectures en ligne
- Freud et l’écriture, J.-L. Bonnat
- La nécessaire approche de Derrida sur le sujet
- Mon approche personnelle (sans doute moins nécessaire que celle de Derrida !) en ligne
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