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De la tour Eiffel à Apollinaire : quand la modernité touche le ciel

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La tour Eiffel dans son milieu urbain en 2014

(c) Boris Foucaud

En littérature, l’histoire des idées est très importante. Car enfin, les auteurs s’inscrivent dans un temps qu’ils révèlent et dont ils font simultanément partie. Ainsi, parfois, certaines choses subissent des destinées littéraires inattendues. Savez-vous qu’il existe, par exemple, un certain rapport entre la Tour Eiffel, Igor Stravinsky et Guillaume Apollinaire ?… Cette bonne vieille dame de fer exprime à elle seule tout l’esprit d’un temps. Mais cela n’a pas été sans mal ! Explication… 🙂

La tour Eiffel a été construite pour l’exposition universelle de 1889 à titre provisoire. Cette structure cristallisait le savoir-faire de l’ingénierie française concernant les nouvelles techniques métallurgiques révolutionnant l’architecture. La plupart des gratte-ciel construits ensuite utiliseront des structures acier proches de la technologie mise en œuvre ici, même si la tour n’utilisait encore que le fer puddlé (fonte affinée décarburée).

La tour Eiffel en construction

1889, c’est le centenaire de la Révolution Française. Construire un symbole géant commémorant cette Révolution, c’est vouloir incarner une culture entière en la symbolisant dans un objet qui rayonne sur le monde. La tour Eiffel est donc conçue pour personnifier la puissance de la nation centenaire. La tour reste le plus haut monument du monde jusqu’en 1930, date de construction du Chrysler Building, durant donc 41 ans.

La tour Eiffel, un monument haï

Cette tour est décriée par une très grande part de la population parisienne, et ce refus est relayé dans la presse écrite qui est un très puissant moyen d’expression à l’époque.

Exposition universelle

Voici quels sont les principaux griefs qui apparaissent autour de 1887-1900 :

  • son emplacement en plein Champ-de-Mars (qui n’est à l’époque qu’un carré de sable, mais où il est de bon ton d’être vu);
  • son inutilité mise en rapport avec son coût;
  • son gigantisme qui écrase les monuments alentour;
  • son matériau, le fer, considéré comme ignoble par rapport à la pierre, matériau noble;
  • son symbole babélien et donc décadent;
  • le fait que Paris veut être la capitale mondiale de l’Art et du bon-goût en cette fin de siècle, et que comme telle elle n’a pas besoin d’être sur-symbolisée par un monstre de modernité ;
  • le symbolisme industriel trop prégnant: l’ouvrier est sale, il n’a droit de cité que dans les grandes manufactures de banlieue. Paris est un sanctuaire des arts qui ne doit pas être corrompu par la plèbe des ouvriers qui votent mal;
  • le mercantilisme représenté dans la créature surplombant la ville, dont le père est l’ingénieur du canal de Panama qui donnera lieu à l’un des plus grands scandales financiers connus en France.

Dans l’inconscient collectif, la tour Eiffel dessaisit Paris de son patrimoine et cristallise de nouvelles valeurs économiques et industrielles qui vont à l’encontre d’un patrimoine précieux et avant tout artistique.

Les contre-arguments avancés pour poursuivre le projet sont les suivants :

  • on n’annule pas un chantier en cours, il fallait se plaindre avant;
  • personne n’a encore vu cette tour puisqu’elle n’est pas construite: comment la juger, se pourrait-il qu’elle soit belle?

Eiffel, dans le journal Le Temps (entretien avec Paul Bourde, 1888), explique:

« Le premier principe de l’esthétique architecturale est que les lignes essentielles d’un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la Tour? De la résistance au vent. Eh bien! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d’un énorme et inusité empâtement à la base, vont en s’effilant jusqu’au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans, des surfaces dangereuses pour la stabilité de l’édifice.

Il y a, du reste, dans le colossal une attraction, un charme propre, auxquels les théories d’art ordinaires ne sont guère applicables. Soutiendra-t-on que c’est par leur valeur artistique que les Pyramides ont si fortement frappé l’imagination des hommes? Qu’est-ce autre chose, après tout, que des monticules artificiels? Et pourtant, quel est le visiteur qui reste froid en leur présence? Qui n’en est pas revenu rempli d’une irrésistible admiration? Et quelle est la source de cette admiration, sinon l’immensité de l’effort et la grandeur du résultat? La Tour sera le plus haut édifice qu’aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris? Je cherche et j’avoue que je ne trouve pas. »

La tour Eiffel : une sauvegarde purement utilitaire

La concession de la tour s’achève en 1910 et il est question de la détruire immédiatement, mais Eiffel s’appuie sur le fait que la hauteur de l’édifice permet d’y créer une station météorologique du plus grand intérêt scientifique pour éviter sa disparition. On y installe de surcroît, en 1906, une station radio inamovible. La tour trouvant une utilité, on décide donc de ne pas la détruire.

Exposition-Universelle-1889

Un siècle plus tard, la tour Eiffel est le monument le plus visité au monde avec ses 7 millions d’entrées par an. Comment a-t-on pu passer d’une image aussi déplorable à une image aussi positive?

De la représentation à l’abstraction

Des années 1880 aux années 1910, les courants artistiques sont allés d’un mode représentatif à l’abstraction. Cette vision du monde a suivi les avancées scientifiques qui ont été de plus en plus rapides au XXe siècle. En 1899, on en est encore au naturalisme (Zola) et au positivisme (Auguste Comte), l’héritage se situant dans une culture de la description précise du monde. L’art aime à se réclamer du passé gréco-latin (Parnasse, Symbolisme) afin d’y injecter une vision scientifique – darwinienne – du monde.

Les lecteurs se sont appropriés cette vision du monde nourrie de tradition.

En 1913 paraît Alcools d’Apollinaire, premier recueil de poésie se fondant sur la déstructuration formelle de la langue. Ce système ne se réclame absolument pas d’une tradition gréco-latine et permet d’entrevoir une nouvelle manière d’appréhender l’esthétique.

Dans le poème « Zone », on peut lire:

« Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ».

Apollinaire en fait même un calligramme.

Calligramme de la Tour Eiffel par Apollinaire

Pour la première fois, le Sacre du Printemps de Stravinsky est joué à Paris. Cette musique dodécaphonique en rupture complète avec la musique française romantique d’un Chopin ou d’un Debussy provoque un scandale. Les travaux de Freud (la Première Topique date de 1900) sont traduits et commencent à être lus en France. Les mouvements anarchistes commencent à rayonner (bande à Bonnot, naissance de la Fédération communiste révolutionnaire anarchiste, et participation de nombreux artistes à la presse de ce courant, dont Octave Mirbeau ou Pissaro).

Tour Eiffel de Delaunay

Tous les éléments sont réunis pour préparer l’apparition du surréalisme (mouvement Dada, 1916), qui s’appuie sur deux fondements: il reconnaît le droit à la création déstructurée et débridée; il reconnaît à l’homme une part d’inconscient qui préside à ses intentions. Ceci va faire beaucoup dans l’appréhension commune concernant l’esthétique.

La tour Eiffel de Seurat

Paris, façonnée par son patrimoine classique, est vue différemment car il est acquis que l’industrie et la technique peuvent laisser une empreinte. Le monde ouvrier est fondamental dans la survie économique du pays même si une frange de la population se méfie. La tour Eiffel ne fait qu’annoncer ce changement des mentalités. Elle cristallise non seulement une puissance culturelle française en symbolisant une civilisation issue de valeurs révolutionnaires, mais aussi le bouleversement de l’industrie sur la civilisation.

Raoul Dufy, la Tour Eiffel, 1935

De plus, par l’expansion de nouveaux courants de pensée dont le surréalisme est le plus emblématique, la fonction utilitaire des objets architecturaux vient au second plan. L’imaginaire est une force constitutive de l’humain. Ce fait sera appuyé dans les années 1930 par le freudisme. On en arrive donc tout naturellement à une rupture avec les valeurs passées.

Or, il semble bien que les combats de la pensée du XXe siècle proclament haut et fort cette rupture avec le XIXe et donc avec ceux qui décriaient avec force la modernité, dont la tour Eiffel était partie intégrante. L’abstraction des formes devient un principe esthétique, et le hasard une dynamique de création.

L’image de la tour Eiffel a sans conteste subi ce basculement des valeurs dû à l’abstraction des formes.

La tour Eiffel, symbole de la modernité

Le monument subit alors une appropriation par sa forme qui finalement est très proche de l’abstraction recherchée dans l’esthétique de l’entre-deux guerres. En clair, non seulement elle ne choque plus, mais elle devient à elle seule un véritable manifeste, comme pouvaient l’être avant elle d’autres monuments qui symbolisaient le goût artistique français.

Chagall, les Mariés de la Tour Eiffel, 1938

C’est à partir de ce moment qu’elle devient patrimoniale. Par son gigantisme encore non détrôné jusqu’en 1930, elle prend là une véritable dimension iconique. La France qu’elle symbolise est industrielle mais également avant-gardiste. La tour Eiffel finit par symboliser un renouveau de l’art français, un renouveau en pleine adéquation avec les nouvelles orientations économiques du temps.

Ainsi, l’image de la tour Eiffel s’est bien située dans une esthétique de la rupture. Cette rupture a entraîné une image de la modernité pour Paris, à travers un processus d’appropriation par les arts et un changement de vision du monde propre à un temps donné.

En savoir plus sur la tour Eiffel

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