Umberto Eco est mort… Je vais trahir la ligne éditoriale de PluMe exceptionnellement. Pour cette fois, je ne vais pas tenter de synthétiser la pensée voire la vie d’Umberto Eco. Je vais laisser parler mon émotion. Ce sera à vous d’appréhender cette œuvre par le fil que vous y trouverez, le vôtre. Et il y en aura nécessairement un. Je recopie donc presque in extenso une réponse à ma camarade Marie Moller, auteure, dans un réseau social, qui résume ce que je ressens à propos de la mort d’Umberto Eco. Après, si besoin, on pourra toujours détailler ici les inconcevables contenus de L’œuvre ouverte, de Lector in fabula, du Signe, histoire d’un concept ou de la sémiotique et philosophie du langage… Le grand public pleure aussi la disparition de l’auteur du Nom de la Rose, du Pendule de Foucault ou de La Guerre du Faux. Mais en définitive, trop peu de gens connaissent la richesse d’Interprétation et surinterprétation, et encore moins celle des Limites de l’interprétation. Et pourtant, cette pensée est fondatrice en recherche littéraire. C’est seulement la mort qui a décidé d’arrêter l’élan de cette pensée toujours en mouvement. Et il va falloir faire avec…
Eco, c’était un vrai génie comme on n’en fait plus. Un humaniste, un érudit se rendant accessible à tous ses publics par le roman, l’essai, la fable ou la recherche la plus pointue, avec la malice de Voltaire, ni plus ni moins. Un jalon fondamental dans l’une des approches les plus fondamentales de l’esprit humain, la sémiotique (la science des signes) qui comprend le langage, mais aussi toute production humaine qui fait sens.
Mais Eco, simplement pour moi, c’était vraiment comme un maître non à penser, mais à apprendre et à méditer. Un exemple vivant que la curiosité est le seul vilain défaut à posséder de toutes ses forces. Un véritable humaniste rappelant le Vinci du Quattrocento. Peut-être même le dernier de cette trempe au XXIe siècle… Un mentor…
Je le citais presque à chaque atelier d’écriture. En filigrane, dans mon appréhension du lecteur, du texte, de l’auteur. Ou explicitement, m’appuyant en exemple sur sa vision du monde sur le post-modernisme, sur le roman dans les années 90… sur la réhabilitation totale des genres mineurs comme le thriller, Le Nom de la Rose, Le Pendule de Foucault possédant chacun au moins trois niveaux de lecture qui questionnent l’intrigue, le personnage, le roman, la narration, mais aussi le texte et sa position par rapport au lecteur ou à l’auteur… et la position de l’imaginaire dans le monde. Ensuite, à chacun d’en saisir l’interprétation qui lui convient, l’œuvre n’est-elle pas ouverte ? Eco la concevait ainsi.
Je ressens aujourd’hui le même vide qu’à la disparition de Miles Davis pour le jazz. Et je rêverais qu’un jour prochain, un type sorti de nulle part puisse prolonger sa pensée avec le même talent, la même humilité, le même humour et la même profondeur de vue… parce que ses bases sont universelles et doivent être poursuivies, la mort ne devrait pas avoir le droit d’interrompre une telle pensée qui était toujours en mouvement malgré les 84 ans du bonhomme… Eco, à mon sens, c’est le pendant d’Einstein en littérature. C’est lui qui met en évidence que le lecteur est cocréateur avec l’auteur du texte, même si d’autres l’ont pressenti bien avant, mais c’est lui qui théorise le plus profondément la partie la plus complexe du morceau, celui de la connotation, celui de la maîtrise du sens par l’auteur, celui du sens même de l’écriture…
Je l’ai croisé un jour, Umberto Eco, par pur hasard, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, pendant ma thèse, alors que j’avais une autorisation de consultation en salle de lecture pour deux misérables jours. Internet n’existait pas vraiment encore, il fallait aller consulter sur place et copier les passages stratégiques à la main. Moi un petit Angevin en Lettres, je me suis assis en face de lui, encore une fois par pur hasard. Et au détour d’une page d’Anatole France, je l’ai reconnu… Comme une explosion immédiate dans mon esprit, c’était Umberto Eco en face de moi, là, dans le réel feutré, presque ouaté de la bibliothèque presque vide, un jour de printemps interrompu par le soir tombant. En face de moi, juste un sourire humain que je n’oublierai jamais. Un gigantesque encouragement… en un simple regard de vraie sympathie.
Et c’est dans ses ouvrages théoriques que je me suis le plus formé aux côtés de Genette, Barthes, Durand et Girard. C’est vraiment grâce à eux que j’ai su que ma vie, mon idéal, serait de tenter de percer le mystère des rouages de la littérature ou au moins d’apporter mon caillou, mon grain de poussière à l’immense édifice. Et de transmettre mes trouvailles, aussi. C’est la raison d’être de PluMe et de mon travail de recherche en littérature — dans une autre vie, institutionnellement paraît-il — quoi que…
On dirait qu’il faut bien plus qu’une existence entière pour y parvenir… La mort d’Eco vient de me le prouver une fois de plus. Et les obligations alimentaires quotidiennes ont une fâcheuse tendance à éloigner, jour après jour, tout un chacun de sa propre quête de sens. Eco avait cet avantage de résumer le temps perdu en quelques lignes, en quelques heures offertes au lecteur.
Après lui, qui pourra perpétrer cette pensée aussi forte et synthétique, aussi empathique également, pour ceux qui cherchent ces outils évidents, mais fondamentaux pour comprendre alors qu’ils passent leur vie à courir derrière le temps ? Eco, c’était une mine de jalons, un socle ultra fiable de questionnements et d’orientations. Des propositions sans dogmes. Des évidences remises en cause et des complexités ébouriffantes rendues évidentes.
Mais aujourd’hui ça y est, ils sont tous disparus, mes mentors, ceux qui m’ont appris à appréhender le monstre et à me frayer un chemin dans cette si complexe et si dense et si profonde et si essentielle réflexion. Tous mes « maîtres » sont partis, enterrés.
Putain de mort…
Mais comme me l’a dit Marie Moller pour me consoler et à très juste titre, « Ce qu’ils t’ont appris, même leur mort ne pourra jamais te l’enlever… »
J’espère que PluMe pourra très modestement contribuer à transmettre ces grandes lignes pour, simplement, offrir le plaisir absolu de ce questionnement et de ces ébauches de réponses qui transforment pour toujours notre seul et unique trésor, notre vision du monde…
Tous les romans sont traduits en français par Jean-Noël Schifano
Est-ce que les auteurs travaillent ? (et est-ce qu’ils en vivent ?)