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Valérie Trierweiler : mélodrame, violence et sacré

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En évoquant la rentrée littéraire, nous écrivions qu’un certain nombre d’ouvrages paraîtrait concernant la politique, mais que rien de marquant ne surnagerait. Nous nous trompions. Nous comptions sans l’énorme coup éditorial de Valérie Trierweiler. Celle-ci aurait reçu un à-valoir de 500 000 euros de la part de son éditeur, et aurait d’ores et déjà vendu 600 000 exemplaires de son Merci pour ce moment. Faut-il en rire ou en pleurer ?… Du côté de l’éditeur Les Arènes, on doit rire très fort. Mais du côté des auteurs qui ont sorti en même temps, par exemple, un premier roman, on doit s’en mordre les doigts…

Voici un coup éditorial incroyable : sans la moindre communication, dans une sorte de secret précisément mesuré et entretenu et un certain génie du marketing, voici l’ex-compagne d’un président de la République française parmi les plus impopulaires de tous les temps qui se met à table et qui fait pénétrer les lecteurs dans des secrets d’alcôve et les rouages cachés du plus mythique des pouvoirs. Objectif : montrer ce que c’est, dans la vraie vie, que d’être une vraie victime. Mais la vraie victime n’est peut-être pas celle qu’on croit !…

Valérie Trierweiler : l’abolition du narrateur au profit du témoignage « historique »

La vérité est effectivement la promesse de l’ouvrage. « Tout ce que j’écris est vrai […] Et j’ai trop souffert du mensonge pour en commettre à mon tour » prétend son auteure, Valérie Trierweiler.

C’est Sade qui inaugure sa sulfureuse Marquise de Gange par les mots suivants :

Ce n’est pas un roman que nous offrons ici, l’affreuse vérité des faits que nous allons tracer se trouve dans les Causes célèbres. L’Europe entière a retenti de cette déplorable aventure.

Il est depuis longtemps connu que deux choses font vendre : la vérité, et le mélodrame. Or, l’un et l’autre sont incompatibles. Instaurer un contrat de lecture de vérité et d’authenticité, c’est faire en sorte que le vrai romanesque sera plus vrai que le vrai historique. C’est aussi renforcer l’image de sincérité de l’auteur qui, renforçant sa crédibilité, sort du rôle de narrateur pour endosser celui de témoin. Pour autant, un témoin n’est jamais autre chose qu’un point de vue, ce qui le rend incompatible avec la moindre objectivité. Un témoin raconte l’histoire ce qu’il a vu ou vécu, pas ce qui a été.

Ce témoignage tend donc à amenuiser la distance séparant le lecteur de l’auteur. Le narrateur est celui qui dévoile des faits : véracité, fiabilité, vérifiabilité, tout ce que Gérard Genette appelle, dans Figures III, « fonction testimoniale » du récit (la « part que le narrateur, en tant que tel, prend à l’histoire qu’il raconte, [au] rapport qu’il entretient avec elle : rapport affectif, certes, mais aussi bien moral ou intellectuel, qui peut prendre la forme d’un simple témoignage. »)

Ici, le narrateur se donne bel et bien en spectacle par le jeu de la vérité. Objectif : faire en sorte que la mimesis avec le lecteur fonctionne au mieux. Le lecteur va se prendre pour cette femme-victime d’un homme de pouvoir décrit comme sans cœur ni morale. On va souffrir avec elle, on va souffrir pour elle, on va souffrir comme elle. Et dans un monde où l’impopularité présidentielle est à son comble, ceci va permettre d’entamer une profonde catharsis contre toutes les frustrations sociales imaginables. Nous pénétrons dans une structure duale, voire manichéenne, où deux forces se confrontent, le bien et le mal, le moral et l’amoral, le pur et l’impur, l’authentique et le stratégique, et, en dernière analyse, l’humain et l’inhumain. Vieux ressort classique qui définit parfaitement en substance, dans le fond et la forme, ce qu’est le mélodrame. Or, le mélodrame, œuvre de pure fiction orientée, est lui-même incompatible avec la vérité.

Valérie Trierweiler et la force du mélodrame

Le mélodrame date du XIXe siècle et désigne un genre théâtral (qui mêle théâtre, chant et musique) né dans les théâtres de Montparnasse, notamment rue de la Gaîté. On y voit, au détriment du vraisemblable, une succession insensée de malheurs et une exagération — issue de la commedia dell’arte — qui, outre leur grandiloquence, permettent de nourrir une intrigue à visée morale. Les innocents persécutés y sont légion, mais ils gagnent toujours à la fin… Le tyran y passe pour un outrancier imbu de pouvoir et reste tourné en ridicule à travers sa grossière stupidité.

Toujours, ce maître finit dépassé par son esclave, puni par sa substance même de maître, et le faible l’emporte — souvent grâce à un coup de théâtre inattendu. Ici, s’agit-il de l’annonce par les journaux d’une liaison du maître avec une tierce personne qui sort l’héroïne de la tourmente malgré la douleur provoquée, et qui montre à la face du monde ce qu’elle endurait au quotidien ? À moins que ce ne soit la parution du livre elle-même qui fasse office de punition pour le maître et de sauvegarde de l’innocence et de la vertu de la faible victime qui triomphe du vice ?

Le mélodrame est critiqué par les experts comme souffrant d’une intense vulgarité des moyens — les ficelles sont trop grosses — malgré sa prise toujours réussie sur les foules qui y voient un moyen d’expulser leurs frustrations en se délectant de la chute du tyran. (Voir Florence Fix, Le mélodrame : la tentation des larmes, Paris, Klincksieck, collection « 50 questions », 2011 et Peter Brooks, « L’imagination mélodramatique. Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès », traduit de l’anglais par Emmanuel SAUSSIER et Myriam Faten SFAR, Paris, Classiques Garnier, 2010).

Valérie Trierweiler : l’épopée de la violence et du sacré réinterprétée par un simple objet éditorial

Le livre de Trierweiler se situe dans cette logique qui omet de préciser que dans tout écrit du témoignage, il y a une très forte dimension de mentir-vrai. Et que ce qui est relaté par une narration est nécessairement construit, orienté, interprété : toute narration est une histoire, et donc une fiction, même si elle s’appuie sur du réel ayant existé.

Ici, nous sommes de plus dans de la narration a posteriori, nettement séquencée, et cette narration est donc soumise à des intentions d’auteur. Le mélodrame et le positionnement de la narratrice par rapport à la vérité possèdent des fonctions fortes dans le pacte de lecture instauré avec le lecteur. Et elles ont été merveilleusement efficaces, eu égard au nombre d’exemplaires écoulés en quelques semaines. L’objectif de l’éditeur était de vendre, quel était celui de l’auteur ?

Ce qui compte ici, ce n’est donc pas la qualité littéraire de ce livre. C’est son positionnement social qui répond à un besoin profond du lecteur de s’expulser de sa propre quotidienneté en temps de morosité et de crise, pour polariser ses frustrations sur un objet palpable — ici, un président de la République très majoritairement décrié. Ce livre, Merci pour ce moment, porte d’ailleurs sa fonction de défouloir social, de catharsis, dans son titre même.

Le deuil narré d’une femme bafouée par un homme de pouvoir illimité est celui de tout un peuple face à un désir mythique constitué d’espoirs, de promesses et de désillusions. Une recherche commune de sortir d’un quotidien considéré comme en roue libre, sans influence possible de la part de ceux qui le vivent. Le président cristallise et incarne tout ce mal-être comme s’il était reconnu comme à l’origine de tous les maux. Le récit de Trierweiler oriente le contexte dans ce sens. Cette vision des choses est très duale et manichéenne, et réductrice d’un réel social, historique et économique sans doute beaucoup plus complexe que cela à appréhender et même à décrire. Mais le succès du livre de Trierweiler ne semble pas démentir cette logique où un seul cristallise le mal-être de tous. Et ceci peut s’expliquer.

Un président dépassé par une fonction sociale de bouc émissaire

Dans une vision girardienne du monde, le peuple des lecteurs recherche un bouc émissaire pour endosser ses malheurs. S’identifier à Trierweiler et à ce deuil, c’est prendre part à un mécanisme victimaire qui fonctionne par une sympathie très bien calculée par l’auteur avec la narratrice. Au cœur de tout ce processus, se situe probablement l’incarnation du pouvoir polarisé dans un seul inapte à sauver le monde, ce qui génère une frustration sociale très forte et peut-être induite par le modèle même de la Ve république telle que nous la connaissons aujourd’hui, modèle qui est peut-être arrivé au bout de ce qu’il peut proposer face à un réel différent aujourd’hui de ce qu’il était en 1958.

Quoi qu’il en soit, l’homme possède une gigantesque faculté de mimétisme — c’est pourquoi il fait montre de telles capacités d’apprentissage. Quand un désire une chose, l’autre désire la même chose. Il se construit une rivalité forte qui entraînera d’autres à désirer également, par mimétisme, le même objet. Bientôt, cet objet sera oublié et ne restera que la rivalité, induisant de la violence.

Ceci entraîne une crise de tous contre tous, ce que Thomas Hobbes appelait la guerre de tous contre tous. Pour résoudre cette crise, René Girard montre qu’un mécanisme social se met en marche, le tous contre un — sans quoi le groupe lui-même est détruit. La fascination haineuse se polarise et se cristallise sur un seul, qui incarne tous les maux. Celui-ci sera donc une victime à éliminer pour qu’arrive le miracle de la paix retrouvée. C’est une logique de sacrifice rituel : la victime est en même temps coupable, et en même temps salvatrice. Trierweiler semble remuer ce mécanisme profond faisant partie de l’inconscient social, permettant au lecteur de détester l’objet de toutes les convoitises d’une manière assumée par une « saine » sympathie à une femme frontalement victime de celui qui incarne le pouvoir. L’histoire de Trierweiler n’aurait pas fonctionné si son ex-compagnon avait été boulanger ou ouvrier spécialisé chez PSA.

Quand le mythe est une dernière sauvegarde

Bien évidemment, nous sommes dans le mythe ici. Et dans l’inconscient collectif. Dans une réalité qui n’est ni historique, ni rationnelle, mais bien de l’ordre du désir, de la frustration, du pulsionnel. Et c’est ici que se situe le génie de ce coup éditorial, bien loin de toute notion d’esthétique ou de morale.

Il semble qu’à l’avenir, en temps de crise, tout ce qui tendra à favoriser cette fonction psychosociale de bouc émissaire et d’incarnation de la frustration, connaîtra sans doute le même succès éditorial. Mais il faudra que le lecteur soit capable de s’identifier profondément à une victime qui mythiquement lui ressemble pour qu’il puisse aller jusqu’à l’interdit de la transgression consistant à renverser symboliquement un ordre ou une personne qui est la cause identifiée de tous ses maux. L’institution produit aujourd’hui de la frustration au plus haut point. Rétablir la paix par l’immolation du coupable tout désigné est une tentation de plus en plus vivace et avérée, ce qui est un trait commun à tout temps de crise débouchant habituellement sur une révolution, une guerre ou des grèves généralisées, imposant une réinitialisation de l’ordre social et un retour à une paix nouvelle.

C’est dire si le président n’a, ici bien malgré lui, jamais été à ce point garant d’un certain ordre social — même si cela est fait de la manière la plus paradoxale, par le refus et la haine plutôt que par l’assentiment collectif. Polarisant tous les maux, il empêche la guerre de tous contre tous en cristallisant la haine de tous contre lui-même. Mais peu aimeraient être à sa place, car ce pouvoir mythique n’a rien de prévu par l’institution…

Dès lors, Valérie Trierweiler démontre que peu importe le contenu, pourvu qu’on ait la véritable ivresse… La réussite de ce livre, Merci pour ce moment, est donc surtout symptomatique d’un état du monde extrêmement inquiétant qui cherche — à tout prix — encore dans le symbolique, une sortie de crise. Mais il ne faudrait justement pas que tout ce processus social sorte du symbolique… Ainsi, plus que ce qui est dit, c’est ce que ce livre provoque qui est intéressant. 600 000 lecteurs en quelques semaines, c’est surtout un symptôme objectif de crise sociale dépassant de loin un simple objet éditorial.

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