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Le Mal et la Beauté dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire

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Les Fleurs du Mal de Baudelaire - illustrations par Auguste Rodin

Nous avions parlé il y a peu de Baudelaire dans les colonnes de ce blog. La question était de savoir s’il était possible d’aimer ou non cet auteur que l’on trouve tour à tour trop académique ou trop sulfureux. Mais une fois qu’on a deviné ma sympathie profonde pour cet auteur que, personnellement, je tiens en haute estime, peut-être est-il intéressant de se plonger un peu plus profondément dans son écriture et surtout dans un thème central, celui du Mal. C’est parce que Baudelaire s’y est attardé qu’il a, de son vivant, tellement souffert de l’incompréhension de ses contemporains. Et pourtant, son questionnement véritablement moderne annonce le XXe siècle littéraire qui va venir bientôt. Nous pouvons tenter de comprendre, très brièvement, pourquoi.

"Ce poète que l'on cherche à faire passer pour une nature satanique éprise du Mal et de la dépravation (littérairement bien entendu), avait l'amour du Bien et du Beau au plus haut degré." (Théophile Gautier, dans sa notice des Fleurs du Mal, 1868.)

Ainsi que le souligne avec force Max Milner dans  Le Diable dans la littérature française, tome II, p.423, « il n’est pas d’écrivain du XIXe siècle qui ait accordé plus d’importance à Satan que Baudelaire« . Et effectivement, l’Epigraphe des Fleurs du Mal, qui paraît le 15 septembre 1861 dans la Revue européenne (3e édition), ne laisse aucun doute quant à une présence de Satan dans cette œuvre au titre tellement explicite :

          

           « Lecteur paisible et bucolique,

           Sobre et naïf homme de bien,

           Jette ce livre saturnien,

           Orgiaque et mélancolique.

 

           Si tu n’as fait ta rhétorique

           Chez Satan, le rusé doyen,

           Jette ! tu n’y comprendrais rien,

           Ou tu me croirais hystérique.

 

           Mais si, sans se laisser charmer,

           Ton œil sait plonger dans les gouffres,

           Lis-moi, pour apprendre à m’aimer ;

 

           Ame curieuse qui souffres

           Et vas cherchant ton paradis,

           Plains-moi! … Sinon, je te maudis ! »

 

L’enjeu de Baudelaire : dépasser le dualisme entre le Mal et la Beauté

Le lecteur est immédiatement plongé dans un trouble dualisme, oscillant entre le Mal et la Beauté idéale, l’un et l’autre étant intimement mêlés. Dès lors, l’art baudelairien serait difficilement concevable sans une fonction qui semble à nos yeux essentielle, celle de l’oxy­more. Cela reste une notion relativement simple : dans le sens où le Mal, chez Baudelaire, n’a pas une existence propre et autonome mais seulement nouée à son opposée, la perfection néoplatonicienne de l’Idéal de la Beauté, la valeur du Mal n’acquiert de sens que de son écart avec l’espoir d’un monde regardé au travers d’une conscience aiguë et aboutie du poète en­vers le monde des essences, le seul et unique but de la quête : le Mal baudelairien ne s’oppose donc qu’en apparence à l’Idéal de la Beauté, le drame intime de cette œuvre résidant en le fait que le Mal est une étape nécessaire à l’appréhension de la Beauté. Le titre de l’œuvre s’éclaire immédiatement dans cette optique, lui-même étant de nature oxymorique : Les Fleurs du Mal sont le symbole trouble et inquiétant de cette Beauté douloureuse, vénéneuse, mais essentielle, qui est le but le plus profond de la quête Baudelairienne, recherche philosophique, certes, mais avant tout purement esthétique. La Beauté en soi n’apporte rien au lecteur. Il n’y a de Beauté qu’issue du scandale, et le Mal est le fondement de ce scandale.

Ainsi, dans une démarche propre aux symbolistes -et aussi peut-être parce que Bau­delaire commence par écrire selon les règles strictes du Parnasse-, l’écart va se creuser entre Beauté idéale d’une part, et moyen d’y aboutir d’autre part. Le dualisme va s’instaurer, raide et complexe, entre un mouvement élévateur vers la Beauté, et son sinistre contraire, l’Ennui, ce fameux Spleen, dont le Mal sera la racine fondatrice. Le poème introduisant Les Fleurs du Mal intitulé « Au Lecteur », qui paraît le 1er juin 1855 dans la fameuse Revue des Deux Mon­des, en est la preuve. Baudelaire y dépeint une faune absurde et inquiétante, faune issue de son être le plus profond ; toutefois, malgré le fait que « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! », et que cette faune issue des profondeurs de notre être reste le symbole d’un autre dualisme humain qui consiste à se regarder être tellement bas par rapport à nos aspira­tions les plus hautes, il persiste ce Mal qui nous ronge plus encore :

           « C’est l’Ennui ! -œil chargé d’un pleur involontaire,

           Il rêve d’échafauds en fumant son houka.

           Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

           -Hypocrite lecteur, -mon semblable, -mon frère ! »

          

De la dynamique provoquée par l’ennui : le mal comme conscience du temps

Le Mal baudelairien revêt donc au moins deux significations qui paraissent initiale­ment plutôt contradictoires. Il est d’une part ce qui s’oppose à la Beauté, tout en lui étant matière constituante (« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or »). Il est représenté par cette faune superbe et inquiétante qui grouille en le sein du poète, personnifiant ses vices mais aussi sa propension à créer la Beauté. Mais il est d’autre part issu de l’Ennui, cette chape de plomb qui immobilise le poète, l’empêchant d’accéder à l’Idéal. Et pourtant, si l’ascension vers cet idéal était facile, nul n’aurait besoin de le rechercher. Le Mal symbolisé par l’ennui n’est donc pas une force immobilisatrice, malgré les apparences, bien au contraire. A l’opposé, cette immobilisation offre effectivement une dynamique très puissante, qui va pousser le poète à créer le Beau en tentant d’échapper à tout prix à l’immobilité âpre et amère de la quotidienneté. Le Spleen, s’il s’oppose à l’Idéal, est aussi sa racine, son fondement essentiel, et si sa matière est le néant, c’est aussi et surtout sa propension à rendre possible le mouve­ment qui va fonder l’acte poétique Baudelairien, acte qui semble désespéré mais qui n’en est pas moins agissant !

L’on peut se référer avec intérêt au 12e poème des Fleurs du Mal, « Le Guignon ». Ce poème exprime avec force le dualisme primordial existant entre la lourdeur de l’Ennui et l’aspiration à la Beauté :

                        « Pour soulever un poids si lourd,

                        Sisyphe, il faudrait ton courage !

                        Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,

                        L’Art est long et le Temps est court. »

Ainsi, la première source du Mal baudelairien, pourrait-être celle qui naît dans la con­science du temps : la Beauté est immortelle, alors que le poète n’est qu’une écorce de chair. De cette constatation qui taraude à peu près tout le XIXe siècle en France, Baudelaire tente de saisir un monde où le temps n’a plus aucune prise, et donc où les essences seules sont un baume qui lui permet de côtoyer enfin l’Idéal de la Beauté. Dès lors, l’esprit du poète se sépare de son corps. Son esprit est dans le monde des essences, tandis que son corps res­tera, en tant que chevillé au temps, et donc à la décrépitude, la source du vice. Ce thème consistant à pleurer ou déplorer la conscience du temps qui passe, inviolable, érodant le corps tandis que l’âme se regarde, en pleine acuité, mourir, peut sembler romantique, mais il dépasse bien les interrogations d’un Hugo ou d’un Lamartine. Baudelaire, à la différence fon­damentale des romantiques, ne va pas décrire la nature et la figer dans l’éternité en y plaquant ses sentiments, créant dès lors un paysage personnifié, animé et réflexif. Au contraire, il va recréer un monde ex-nihilo, dans une optique que l’on pourrait qualifier de platonicienne, un monde idéal fondamentalement opposé à la nature. Ainsi, deux sphères s’affrontent forte­ment : le monde ici-bas, habité par l’ennui et par Satan, dans lequel le corps reste immergé, aux prises avec le temps, dans ses vices. Et le monde d’en haut, ce monde de l’esprit, habité par l’Idéal de la Beauté, loin de la propension à se flétrir, puis à mourir. Et le poète est le pont unissant ces deux mondes antagonistes mais nécessairement ancrés l’un dans l’autre. Le Mal, qui participe donc de ce monde d’en-bas, est fortement emprunt d’une teinte temporelle. Le temps qui passe confine ainsi paradoxalement au non-agissement, au néant, et est l’ennemi le plus cruel de Baudelaire. Il fait ainsi dire à la Beauté:

           « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,

           Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,

           Est fait pour inspirer au poëte un amour

           Eternel et muet ainsi que la matière.

 

                                   […]

          

           Les poëtes, devant mes grandes attitudes,

           Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,

           Consumeront leurs jours en d’austères études ;

 

           Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,

           De purs miroirs qui font toute chose plus belle :

           Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !« 

 

L’Art de Baudelaire refuse la morale : un Satan incarné par l’humain ?

Par conséquent, paradoxalement, il n’est plus guère de doute possible : le Satan Bau­delairien est ancré dans le temps : il n’est donc pas si divin qu’il en a l’air. La connotation chrétienne du Satan-Ange déchu s’estompe alors, en même temps que ce qui ressemblerait à une ô combien sulfureuse morale du Mal dans la création baudelairienne. Rappelons-nous de ce qu’écrivait Brunetière à propos de Baudelaire : « Cet homme fut doué du génie même de la faiblesse et de l’impropriété de l’expression ! […] Baudelaire est l’une des idoles de ce temps, une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges, et sa chapelle une des plus fréquentée. Indépendants et dé­cadents, symbolistes et déliquescents, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes même, c’est là qu’ils vont sacrifier, c’est dans ce sanctuaire qu’ils font entre eux leur commerce d’éloges, c’est là qu’ils s’enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perversité transcendantale qui se dégageraient, à ce qu’ils disent, de leurs Fleurs du Mal […] Ce n’est qu’un Satan d’hôtel garni, un Belzébuth de table d’hôte. » Or, ce que Brunetière met ici en évidence, c’est qu’il lit Baudelaire sous un œil de moraliste, comme beaucoup d’autres de ses contemporains. Et dès lors, son œuvre paraît sinon gratuite, du moins par trop scandaleuse. Mais la mission de Baudelaire était tout autre : puisque le monde ici-bas est en prise avec le temps, et que le temps immerge le corps, l’Idéal ne peut en rien être vicié. Le vice est mes­quin et temporel, l’immortalité de la Beauté seule compte dans la quête. Pourquoi donc se soucier d’une quelconque morale dans l’Art, puisque seule compte la création de la Beauté ? Pour Baudelaire, l’Art est une chose, et la morale en est une autre, ces deux champs étant in­conciliables.

Les Fleurs du Mal de Baudelaire - illustrations par Auguste Rodin

Nous y avons fait allusion, le Satan Baudelairien est initialement vidé de son sens chrétien : il n’est plus le déprédateur, l’initiateur du péché et des transgressions de la morale, ce qui impliquerait nécessairement, également, l’optique d’un Jugement divin. L’Art et la mo­rale étant deux notions fondamentalement distinctes, voire opposées l’une à l’autre,  le Ser­pent devient pour Baudelaire un motif esthétique et dionysiaque, fortement lié, entre autres, à la Femme. La femme pour Baudelaire est syncrétique : elle revêt le double rôle d’offrande lubrique, et d’Idéal de la Beauté. Elle est trait d’union entre le monde temporel vicié et soumis au Mal -comme le montre l’un des plus beaux poèmes de Baudelaire, « Une Charogne »- et la transcendance de la Beauté du monde intemporel des essences. La femme est celle à qui Baudelaire dit « Je te hais comme je t’aime« , puisqu’elle porte en elle-même le syncrétisme du Beau et du Vice. Ainsi, en tant que telle, la Femme Baudelairienne est également immergée dans l’Ennui, ce fameux Spleen, lorsqu’elle manque atrocement au poète par son absence. Elle est donc apte à déclencher des crises de luxure désespérée chez Baudelaire, comme le montre le poème « le Possédé », le 40e des Fleurs du Mal. Dès lors, la femme ne se borne pas à n’être que femme fatale, thème inauguré par la Mathilde du Moine de Lewis dès 1796 et qui hantera abondamment le XIXe siècle littéraire. Au contraire, elle est liée au Beau comme au Mal, c’est donc une sorte de déesse illusoire et fuyante, qui porte en son sein les germes de la mort, et donc la conscience désespérée du temps qui éloigne la quête baudelai­rienne de l’Idéal:

           « Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,

                       Brûlante et suant les poisons,

           Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique

                       Son ventre plein d’exhalaisons.

 

                       […]

 

           -Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

                       A cette horrible infection,

           Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

                       Vous, mon ange et ma passion !

 

           Oui ! Telle vous serez, ô la reine des grâces,

                       Après les derniers sacrements,

           Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,

                       Moisir parmi les ossements.

 

           Alors ô ma beauté ! dites à la vermine

                       Qui vous mangera de baisers,

           Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

                       De mes amours décomposés !« 

 

Fort logiquement, notre Satan baudelairien, puisque vidé de la plupart de ses significations chrétiennes, va se voir affublé d’autres connotations, beaucoup plus proches d’une optique purement littéraire ; il est lié à une somme d’autres champs lexico-sémantiques se rapportant le plus souvent à la terre ou à une faune inquiétante de l’imaginaire souterrain, symbolisant bien souvent l’univers du corps du poète. Qu’il soit Chat ou Vipère, ce Satan est lié au temps, et donc à la mort, mais il est de plus l’initiateur de la quête vers la Beauté, sans porter de message moral -ou moralisant. Ce diable n’emporte pas le poète vers les profondeurs de l’inhumanité, ni ne le précipite dans l’enfer d’un jugement divin. Simplement, il reste là pré­sent, comme l’épouvantable conscience du temps qui passe, temps déclencheur de tous les désespoirs, et donc de tous les vices :

                       « Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

                       Chuchote: Souviens-toi ! -Rapide avec sa voix

                       D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,

                        Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

 

                                               […]

 

                       Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

                       Qui gagne sans tricher, à tout coup ! C’est la loi.

                       Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !

Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.« 

 

La Beauté en quête d’immor(t)alité pour un paradis perdu

Dès lors, nous pénétrons dans une sphère qui est, comme nous l’avons dit, déchargée de toute substance morale. Le Vice est issu du temps qui passe, la Beauté d’une quête essen­tielle à l’immortalité. Le Mal reste le catalyseur de la quête, il n’est pas absurde du tout de vouloir lui prêter une essence sinon philanthropique, du moins de « guide spirituel », de psy­chopompe comme le disent les anthropologues. Par conséquent, ce nouveau Satan, puisqu’il renferme en lui-même les principes du temps qui passe, recèle également la propension à aller au-delà du temps, pour s’immerger dans la réflexion sur l’Ennui, et donc pour pouvoir enfin le combattre par l’acte poétique même. La poésie Baudelairienne a une certaine fonction d’exorcisme :

                       « Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;

                       Il nage autour de moi comme un air impalpable ;

                       Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon

                       Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

 

                       Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,

                       La forme la plus séduisante des femmes,

                       Et, sous de spécieux prétextes de cafard,

                       Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

 

                       Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

                       Haletant et brisé de fatigue, au milieu

                       Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,

 

                       Et jette dans mes yeux pleins de confusion

                       Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,

                       Et l’appareil sanglant de la Destruction. »

Ainsi, comme le souligne Jacques Duron, « Les poèmes de Révolte, loin de trahir un « combat spirituel » à la manière de Rimbaud, témoignent surtout de l’application de Baude­laire à épuiser, pour sa torturante délectation, toutes les ressources de cette encyclopédie de Satan où le blasphème a sa place au même titre que les paradis artificiels, le crime ou l’ésotérisme noir« . Nous pourrons, en outre, remarquer que les figures christiques -de ré­demption- sont totalement absentes des Fleurs du Mal. Puisque Satan est temporalisé, in­clus dans le corps de chair du poète, initiateur du Vice, de l’Ennui, du désespoir, et tremplin de la quête vers le Beau, nous pouvons remarquer très logiquement que sa fonction fonda­mentale est de symboliser le monde terrestre tel qu’il est perçu par Baudelaire, ce monde qui s’oppose aux visions infinies et parfaites de celui de l’Idéal de la Beauté. Satan a une fonction de regard déformant sur le réel, de regard sélectif. Il nomme tout ce qui éloigne le poète de sa quête essentielle. Et cet acte même de nommer, de créer donc, est fondamentalement sa­tanique.

                       « Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère

                       Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

 

                       O Satan, prends pitié de ma longue misère !

 

                                               PRIERE

 

                       Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

                       Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs

                       De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !

                       Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,

                       Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front

                       Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront ! »

 

Aux sources de la création baudelairienne, l’on peut se demander s’il n’y aurait pas un certain paradis perdu, que la quête vers la Beauté s’efforcerait de constituer en essence, par le moyen le plus puissant, le verbe poétique. Dans ce sens, et cela sera à notre avis l’une des conséquences primordiales de l’utilisation du Mal par Baudelaire, tout ce qui est dans la na­ture, sans être recréé par l’artifice du travail poétique, reste ce qui est définitivement perdu, allant vers un gouffre étrange d’où Satan ne serait en rien absent. Ainsi, l’homme lui-même, sous le joug du temps et de ses vices, est soumis au Mal, ou du moins à l’impur. Ce qui sous-entend, évidemment, le fait que la vision baudelairienne du monde résiste à tout concept de moralité ou d’immoralité, à partir du moment où le monde est soumis à une création poéti­que.

Les Fleurs du Mal de Baudelaire - illustrations par Auguste Rodin

L’artifice du travail poétique seul peut mener le poète vers la recréation du Paradis perdu, le poème est un Paradis regagné et en essence, c’est la Beauté qui est la source de son éternité. L’Idéal qui semble platonicien, ne l’est finalement qu’en apparence : il n’est en effet qu’artifice, et c’est cet artifice créé de main absolument humaine, non naturelle, qui lui donne cette puissance et donc cette perfection. Cette manière de concevoir la création, qui nécessai­rement induit une importante part de scandale dans l’acte poétique, est très en vogue en cette seconde moitié de XIXe siècle.

Ce sera même l’une des composantes les plus fondamenta­les du mouvement Décadent, dont Baudelaire est l’un des initiateurs. L’on pourra penser, en­tre autres, à œuvre picturale de Gustave Moreau, et à ses Salomé : Salomé n’est plus une jeune fille naïve sous le joug de sa tyrannique et ambitieuse mère Hérodiade, ainsi qu’elle est dépeinte dans la Bible. Au contraire, elle devient une luxurieuse hystérique qui se dénude dans un décor byzantin totalement recréé par Gustave Moreau lui-même, demandant par là-même la tête de Jean Baptiste à Hérode ; il en est de même chez Oscar Wilde : sa Salomé de 1896 devient le scandale de l’esthétique nouvelle dansant devant la mine renfrognée du vieux Tétrarque, qui représente les critères esthétiques de l’Age Classique. L’âge nouveau de l’es­thétique fondamentalement humaine -de l’art pour l’art- danse haineusement devant les cou­rants artistiques précédents -Parnasse et Romantisme notamment-, se détachant du souffle élégiaque qui régissait les écoles classiques, au travers de l’orgie et de l’appel aux profondeurs dionysiaques.

L’artifice au centre de la création

L’artifice devient la fonction même de la création, une création fondamentale­ment humaine, et donc organisée, orientée, visant à la perfection esthétique, et donc unique­ment à la création essentielle de la Beauté. Tout comme Octave Mirbeau, Jean Lorrain, J.-K. Huysmans, Oscar Wilde ou le peintre Gustave Moreau, Baudelaire répond à tous ceux qui pensent que la création artistique se doit de représenter la nature, et seulement la nature : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me sa­tisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive« . Ainsi, tout acte de création poétique est à l’opposé du réel, à l’opposé de ce paradis perdu, à l’opposé de Satan. Max Milner le souligne d’ailleurs avec force : « On comprend que, dans ces conditions, la Nature au sens le plus large, c’est-à-dire tout ce qui est spontané, abandonné à sa propre pente, non modifié par l’artifice, le travail ou l’esprit, soit par excellence pour Baudelaire la chasse gardée du diable. Comment douter, en effet, que dans cette nature qui nous incite à descendre vers l’animalité, ne sommeille une volonté perverse ?« .

Par conséquent, la quête baudelairienne vers la Beauté essentielle serait une sorte de révolte doublement satanique, non une aspiration vers la destruction de Dieu, mais au contraire une révolte pour bouter le Diable hors du monde en se servant de lui-même, cela en recréant ce monde d’une façon parfaite. La Beauté serait donc une utopie, d’où le désespoir de Baudelaire.

D’autre part, il ne s’agit pas d’une quête vers l’au-delà, mais bien plutôt vers l’en-deçà, une sorte de retour à un état d’essences primordiales, par le moyen d’une recréation purement et profondément humaine, un peu à la manière inventée auparavant par Edgar Allan Poe (que Baudelaire admirait au point qu’il réussit à rendre à cet écrivain la célébrité qui lui faisait dé­faut aux Etats-Unis, son pays d’origine, au moyen de fort belles traductions en Français des Histoires extraordinaires, de quelques écrits théoriques et de quelques poèmes dont Le Cor­beau.) Nous pouvons parler effectivement d’une mission de spiritualisation du monde de la part de Baudelaire, à la manière d’E. A. Poe. Contre cette spiritualisation, le Mal se dresse pourtant toujours aussi âprement. Les deux derniers vers de « L’Ennemi », 11e poème des Fleurs du Mal, peuvent indifféremment désigner le Temps ou le Diable :

                       « Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie! »

 

Le gouffre étant, selon toute constatation, irrémédiable (ainsi que le pense d’ailleurs Edgar Allan Poe dans Eurêka), la plus simple quotidienneté ne peut que s’en nourrir. L’al­liance à Satan resterait dès lors une solution envisageable, mais ce serait du même coup lais­ser l’Idéal de la Beauté et de la création de côté, et retourner monstrueusement se dessécher dans les sphères du temps qui passe, des vices et de l’ennui. Le pacte satanique, comme le mentionne Max Milner, ressemble fort au pacte fait avec l’opium et le Haschich, à cette si­nistre tentative d’en finir avec la quotidienneté en s’y embourbant chaque fois un peu plus, dès que la lucidité revient. Toutefois, il semble que Baudelaire ne puisse pas se soumettre au mal. Car en effet, le réel n’assouvit pas son désir de Beauté, et la quête reste prédominante, même si -justement- elle englobe l’acuité de sa conscience du temps et du Mal. C’est dire si Dieu ou Démon, le réel doit se plier à la recréation poétique, doit se plier à la puissance de l’Idéal de la Beauté.

                       « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,

                       O beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !

                       Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte

                       D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

 

                       De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,

                       Qu’importe, si tu rends, -fée aux yeux de velours,

                       Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine !-

                       L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?« 

La création pour dépasser la conscience des limites

Par conséquent, la quête initiatique de Baudelaire ayant distancé la morale, et ayant englobé la conscience du temps et du Mal, il ne lui reste plus qu’à créer, créer encore et toujours, dé­passant l’Ennui et la quotidienneté vers des horizons inassouvis et lointains, outrepassant la mort, le Mal, Dieu et les abjectitudes de l’univers, afin seulement de suivre le fil qui mène à la Beauté, en créant cet en-deçà contemplatif, en s’élevant dans le monde parfait des essences, et en révolutionnant la littérature de son temps. Le Mal n’a finalement existé que pour offrir au poète la conscience de ses limites et de la pesanteur de son corps. Le Mal a été le ferment de l’assomption des vices du créateur, le jeu trouble d’un regard pesant sur lui-même et sur autrui. Il a été le prétexte à une quête vers l’en-deçà de la chair :

                       « Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis

                       Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,

                       Comme montent au ciel les soleils rajeunis

                       Après s’être lavés au fond des mers profondes ?

                       -O serments ! O parfums ! ô baisers infinis !« .

 

Mais surtout, le Mal n’a existé que pour être dépassé par lui-même, la conscience ai­guë du temps qui en était issue l’ayant transformé en quête inexorable vers la Beauté…

                       « O Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !

                       Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

                       Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,

                       Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

 

                       Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !

                       Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

                       Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

                       Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ».

Car combien est étrange ce paradoxe baudelairien du Mal oxymorique et syncrétique, qui porte en lui-même non seulement sa propre finitude, mais aussi sa propre perte pour don­ner naissance à la plus paradoxale des Beautés, et donc à son insoutenable création !

Pour en savoir plus


5 Comments

  1. […] plus marquant est Albert Samain. Ce poète symboliste très influencé par Baudelaire va connaître la consécration en 1893 en publiant Les Jardins de l’infante, une élégie un […]

  2. […] chanter avec une sincérité absolue : Historique[modifier | modifier le code] Le sang traduit : Le Mal et la Beauté dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire – PluMe d'EscaMpettePluMe d'EscaMp…. Nous avions parlé il y a peu de Baudelaire dans les colonnes de ce blog. La question était de […]

  3. […] Le Mal et la Beauté dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire – PluMe d'EscaMpettePluMe d'EscaMp…. Nous avions parlé il y a peu de Baudelaire dans les colonnes de ce blog. La question était de savoir s’il était possible d’aimer ou non cet auteur que l’on trouve tour à tour trop académique ou trop sulfureux. Mais une fois qu’on a deviné ma sympathie profonde pour cet auteur que, personnellement, je tiens en haute estime, peut-être est-il intéressant de se plonger un peu plus profondément dans son écriture et surtout dans un thème central, celui du Mal. C’est parce que Baudelaire s’y est attardé qu’il a, de son vivant, tellement souffert de l’incompréhension de ses contemporains. Et pourtant, son questionnement véritablement moderne annonce le XXe siècle littéraire qui va venir bientôt. […]

  4. Avatar Cédric dit :

    très qualitatif! C’est de-l’art

  5. […] L'invité du jour : André Guyaux, professeur de littérature française du XIXᵉ siècle à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université Baudelaire, anticlassique Baudelaire est le porte-parole d’un courant qui commence un peu avec lui : « l’anticlassique ». Le Mal et la Beauté dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire – PluMe d'EscaMpettePluMe d'EscaMp…. […]

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